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Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/372

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s’accommoder au vaste mouvement social qui transformait leur vie en transformant la vie générale.

Même quand une part de violence extérieure s’ajoute à la force du mouvement économique, même quand tel ou tel individu aggrave par sa brutalité la rigueur du régime, les prolétaires savent bien que ce n’est pas la volonté arbitraire d’un homme ou d’un groupe d’hommes qui a créé le milieu où ils agissent, le système de production dont ils assurent le fonctionnement. Derrière la volonté, derrière le commandement des chefs du capitalisme, ils reconnaissent ou ils pressentent de vastes lois impersonnelles qui dominent toute une période de l’histoire et qui sont plus fortes bien souvent que les dirigeants eux-mêmes. Bien loin de méconnaître ces lois et leur nécessité, ils les amplifient, au contraire ; ils leur donnent volontiers une valeur d’éternité. Ils les prolongent dans le passé et dans l’avenir, et ils se figurent que la forme sociale où ils se meuvent est le destin immuable des générations.

C’est par cet acquiescement profond et constant de leur être, de leur raison instinctive, que le capitalisme a duré et qu’il dure encore. La preuve, c’est que dans les pays de démocratie, comme les États-Unis, l’Angleterre, la France., il suffirait à la masse des salariés de vouloir pour exproprier la minorité capitaliste. Elle n’aurait qu’à user de sa force légale et il n’y a pas de garde du capital qui pourrait l’arrêter. Elle n’ose pas, ou plutôt elle n’y pense pas. Supposez qu’un pays n’eût qu’à voter pour se débarrasser d’une armée d’invasion pesant sur son territoire. Elle s’évanouirait comme l’ombre à l’approche d’un flambeau. Le capitalisme, au contraire, occupe presque sans combat tout le vaste terrain des démocraties.

Même les révoltes ouvrières, grèves, insurrections, qui se sont produites depuis des siècles, n’étaient pas une déclaration de guerre totale au capital. Les révoltés protestaient contre des abus extrêmes, ils demandaient un peu plus de pain, un peu plus de liberté. Ils ne voulaient pas en finir avec le système industriel. Pareils à ces légions romaines