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Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/378

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La preuve qu’en ces périodes de formation la bourgeoisie a cru être juste envers les travailleurs, c’est qu’elle leur a d’emblée donné l’école : c’est qu’elle a voulu leur donner le plus possible de lumière. C’est la Réforme, dont la bourgeoisie était la grande force, qui s’est passionnée pour l’instruction du peuple. Si la bourgeoisie avait eu quelque trouble secret de conscience, si elle avait pu redouter le jugement que porteraient sur elle et sur son œuvre les ouvriers qu’elle éduquait sévèrement au travail, par la force de l’exemple comme par la force de la loi, elle les aurait le plus possible maintenus dans l’ignorance. Au risque d’extraire moins de travail utile d’une masse inéduquée, elle ne se serait pas exposée à la terrible sentence du prolétariat exploité par elle. Elle n’aurait pas ouvert elle-même sur sa besogne d’iniquité, ces milliers et ces milliers d’yeux accoutumés aux longues ténèbres. Elle a voulu au contraire que tout homme sû lire : et quel livre ? Celui où elle-même puisait la vie. C’est dans la lecture de la Bible, traduite partout en langue vulgaire, que les peuples apprendront à penser, dans la Bible batailleuse et âpre, toute pleine des murmures, des cris, des révoltes d’un peuple indocile dont Dieu, même quand il le châtie et le brise, semble aimer la fierté, dans cette Bible où il faut que les chefs, même prédestinés, persuadent sans cesse les hommes et conquièrent, à force de services, le droit de commander, dans ce livre étrangement révolutionnaire où le dialogue entre Job et Dieu se continue de telle sorte que c’est Dieu qui a l’air d’être l’accusé, et de ne pouvoir se défendre contre le cri de révolte du juste que par le tapage grossier de son tonnerre ; dans cette Bible où les prophètes ont lancé leurs appels à l’avenir, leurs anathèmes contre les riches usurpateurs, leur rêve messianique d’universelle fraternité, toute leur ferveur de colère et d’espérance, le feu de tous les charbons ardents qui brûlèrent leurs lèvres. C’est ce livre farouche que la bourgeoisie industrielle a mis aux mains des hommes, des pauvres travailleurs des villes et des villages, de ceux-là mêmes qui