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Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/377

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dans leurs ateliers pleins de pensée et de fièvre, laissèrent dans l’esprit de leurs ouvriers une émotion profonde. J’imagine aussi qu’entre les grands marchands qui revendiquaient audacieusement des libertés nouvelles, et réveillaient le monde de sa fainéantise et de sa torpeur, et les pauvres tisserands qui travaillaient pour les grands acheteurs, dans leur pauvre maison, en accompagnant le battement de leurs métiers d’un rêve mystique et de régénération chrétienne, une sorte de communauté d’âme s’instituait parfois. Et ni les conflits économiques du maître et des ouvriers, ni les luttes du tisserand et du marchand ne suffisaient à rompre cette communauté morale. Jusque dans les luttes des classes qui s’annoncaient, ils avaient tous la sensation qu’ils allaient tous ensemble vers l’avenir ; les uns par le côté de lumière, les autres par le côté d’ombre, ils marchaient dans le même chemin.

Aussi bien toute l’entreprenante bourgeoisie industrielle apportait en effet aux pauvres le bienfait d’un ordre nouveau. Ceux-ci n’étaient encore bien souvent qu’une clientèle improductive et avilie. De tous les serfs affranchis, mais expropriés et jetés au hasard des routes, comme Puffendorf l’a noté, de toute la domesticité féodale licenciée par les seigneurs appauvris, de tous les mendiants qui grouillaient aux portes des couvents, aux portes des églises, et qui, même à la fin du XVIIIe siècle, donnaient, à des villes comme Cologne, l’aspect sordide et ignominieux dont Forster fut révolté, de toute cette plèbe fainéante, quémandeuse, ignorante et malpropre, dévorée aux saisons de misère de plus de lèpre et de scrofules que n’en développe le régime d’atelier le plus malsain, elle fit des ouvriers. Oh ! c’était souvent un prolétariat mené à la dure, avec de pauvres salaires, de longues journées de travail, avec des règlements draconiens qui réprimaient par la potence toute mutinerie. Mais enfin c’étaient des hommes qui avaient la noblesse de vivre par le travail, et qui, malgré tout, sous la dureté des lois, prenaient par le groupement un commencement de liberté.