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Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/382

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s’effrayait des ravages que pourrait produire la pensée libre, propagée parmi les rustres de la charrue ou les barbares de l’atelier. Mais il ne dépendait pas de lui, malgré ses accès de dédain aristocratique, de limiter à un monde choisi les effets de sa propagande antichrétienne : elle descendait jusque dans les profondeurs du peuple, et elle préparait l’hébertisme des faubourgs, tout l’esprit de pensée libre, gouailleuse et brutale, du prolétariat français.

Montesquieu, beaucoup plus hardi que sa légende, trouvait insuffisantes les combinaisons de la constitution anglaise ; il pressentait l’avènement de démocraties audacieuses qui ne pourraient assurer leur équilibre qu’en prévenant l’extrême inégalité des fortunes.

En déroulant, sans égard aux chronologies étroites, les époques de la nature et l’ampleur des horizons, Buffon, sans affirmer encore et même sans pressentir la loi d’évolution des êtres, provoquait cependant l’esprit humain à relier les unes aux autres les manifestations successives de la vie ; il ouvrait aux Lamarck, aux Geoffroy-Saint-Hilaire et aux Darwin de vastes espaces ; et ainsi était suggérée aux hommes l’idée d’une force incalculable de transformation qui, après avoir soulevé la nature, étendrait sa houle aux sociétés elles-mêmes ; pourquoi n’y aurait-il pas aussi des époques du monde social ?

Diderot enveloppait la nature et l’humanité d’un rêve panthéistique ardent.

De la matière à la vie, de la vie à la pensée, courait une flamme subtile ; rien n’était mort, rien n’était figé ; dans les veines de marbre du monde matériel battait le sang chaud de la vie ; et les organismes mêmes étaient plus vivants qu’ils ne semblaient, étant une collection de forces vivantes, comme une grappe d’abeilles enchaînées les unes aux autres. De même dans la vie des sociétés tout était tressaillement, émotion, création. Dans les conditions sociales les plus modestes, la force des sentiments mettait parfois tout un drame ; dans le labeur obscur de la petite boutique ou du petit atelier, aux mains de l’ouvrier ou de