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Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/387

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les hommes que d’aller comme lui à la moisson. Le champ des épis d’or ne se déroule-t-il point à l’infini ? Et n’est-il pas accessible à tous ceux qui ont bonne volonté et courage ?

Parce que le milliardaire n’a pas récolté sans peine, il s’imagine qu’il a semé. Carnegie lui aussi est rassasié de millions, et il cherche au déclin de sa vie quel emploi collectif il en peut faire. Quand il juge donc la société présente, il n’est dominé par aucun esprit de cupidité. Il ne cherche pas à défendre un privilège, puisqu’il aspire lui aussi à déposer sa fortune comme on dépose un fardeau. Il n’a pas non plus le souci de perpétuer dans sa race la puissance de l’argent qu’il a acquise et de fonder l’aristocratie héréditaire du milliard, puisqu’il est médiocrement favorable à l’héritage. L’argent ne vaut que s’il est conquis, car il est alors un stimulant de l’activité personnelle. Transmis, il débilite en dispensant de l’effort. L’homme qui a ces pensées et qui meurt en ces pensées n’est donc pas suspect d’une complaisance intéressée et égoïste pour le capital. Il ne doute cependant pas une minute de la légitimité de la terrible accumulation dont il ne peut plus soutenir le poids, dont il ne veut pas transmettre aux siens la puissance morte. C’est sans trouble, c’est sans embarras qu’il glorifie la démocratie américaine. Il lui suffit qu’elle ne consacre légalement, juridiquement aucun privilège de caste ou de classe et que chacun puisse en droit s’élever comme il s’est élevé lui-même. Il ne conçoit la vie que comme une action, comme un effort, comme un combat. Et l’action dans la démocratie moderne, c’est l’acquisition du capital. Tous ont accès à la carrière et il faut qu’elle soit sans limite. Mettre obstacle à la croissance des fortunes, ce serait retirer aux perspectives du monde social leur infinité, et pour abaisser ceux qui s’élèvent le plus, ce serait affaiblir le ressort en tous ceux qui montent.

Le milliardaire n’est pas séparé de la masse, puisque s’il est parvenu plus haut que les autres, c’est par un effort plus vigoureux de l’élan qui les emporte tous. Le sommet le plus hardi adhère au sol, et il n’a fait que marquer