Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/54

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Il est sage de ne pas arracher à la tranquillité de la vie coutumière une nation que l'incommodité et le péril d'une entreprise sans objet national arracherait peut-être aussi à son apathique résignation et éveillerait à la critique, sinon à la révolte. Il est prudent de ne pas traîner, sur les chemins d'aventure et les champs de combat, des millions d'hommes que n'animerait aucune passion, que n'exalterait aucune idée et qui fatigueraient de la lourde résistance de leurs habitudes et du poids de leurs âmes lassées l'élan de conquête furieuse et de violence sauvage. Le mieux serait, pour ces sortes d'entreprises, d'avoir une armée de métier qui serait une armée de proie.

Mais comme il est impossible de l'avouer aujourd'hui et qu'il faut faire à la démocratie au moins quelques concessions de forme, comme d'ailleurs les armées d'aventure et d'agression n'ont quelque chance de succès, dans l'état présent du monde, que si elles sont beaucoup plus nombreuses que les armées de mercenaires et de reîtres d'autrefois, et qu'elles ne peuvent se recruter que par le service obligatoire et universel, il convient de donner le rôle de premier plan à la portion de cette armée qui est rassemblée à la caserne à l'heure du conflit, que l'on tient sous sa main, qu'on peut, en l'isolant du pays, enfiévrer de passions brutales que le pays n'a pas, et jeter soudain aux aventures, en la fascinant de la couleur du drapeau, en obsédant, de la sonnerie du clairon ou des fifres, son oreille sourde désormais aux ridicules appels de la paix et du droit. C'est cetLe force brute, puissante déjà par la masse, mais aigu et pénétrante comme une avant-garde, qui fera la trouée.

C'est elle qui surprendra, par une offensive imprévue, les premières formations hésitantes de l'ennemi : et derrière elle, l'énorme stock des réserves nationales, qu'il eût été imprudent et malaisé d'ébranler au premier jour, suivra docilement par la brèche ouverte, soit pour ravitailler en hommes l'armée de première ligne entamée par les premiers combats, soit pour opposer en effet à l'ennemi, sicelui-