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Page:Jaurès - L'Armée nouvelle, 1915.djvu/96

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contraire, marchant derrière les aigles romaines d’un général victorieux devenu votre maître, vous serez les dominateurs et les exploiteurs superbes de l’univers », le second terme de l’alternative leur eût fait horreur. Peut-être auraient-ils ressenti du premier coup, au fond de leur âme, un mouvement d’orgueilleuse surprise que la France révolutionnaire et libératrice pût être demain et à jamais un peuple comme les autres, mais ils auraient eu honte de cette surprise même ; ils auraient opté passionnément pour le droit, pour la liberté du monde ; leur enthousiasme n’eût pas été refroidi d’un degré.

Malgré les griseries de la force et de l’ambition, malgré la sollicitation confuse des passions brutales ou basses, c’est bien cette pure idée qui, aux jours d’épreuve et de péril, fut vraiment l’inspiratrice. Elle fut le principe moteur, elle fut aussi le principe organisateur. Carnot qui, dès le commencement de l’été de 1793, gouverne les armées, ne perd rien de son crédit auprès d’elles pour répéter sans cesse, et dans les combats mêmes, que la République ne voulait point d’annexion, que même elle devait renoncer à la vieille prétention sur la rive gauche du Rhin, que sa force vraie, durable, serait dans la modération et dans la justice, dans le respect des peuples même vaincus. C’est la négation la plus absolue de toute idée de conquête qui poussait à la victoire les armées de la Révolution. Quand il entraînait les soldats à Wattignies et enlevait le formidable camp de Maubeuge, c’est le seul orgueil de la liberté et du droit qui fanatisait les âmes. « S’ils emportent ce camp, avait dit le général autrichien, j’avoue que ce sont de fiers républicains, et je le deviendrai comme eux. — Il le sera donc », avaient répondu les soldats révolutionnaires. Et leur seule ambition était de montrer que le plus pur dévouement à la patrie libre peut susciter des énergies incomparables et réaliser l’impossible. En se jetant au péril avec une vigueur et un élan qui avaient raison de tout, ils voulaient faire la preuve de la noblesse de la Révolution.