Page:Jaurès - Les Preuves.djvu/161

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

Mais, d’un autre côté, pouvaient-ils dire nettement, librement, que le bordereau était l’œuvre d’Esterhazy ? C’eût été rouvrir le procès Dreyfus, et les trois experts savaient que la haute armée, la magistrature, le gouvernement, presque toute la presse, toutes les grandes forces sociales étaient contre Dreyfus. Ils savaient que le général de Pellieux, chargé d’une première enquête contre Esterhazy, avait refusé longtemps de se saisir du bordereau, sous prétexte que « c’était rouvrir l’affaire Dreyfus : Si le bordereau avait été attribué à un autre, la revision s’imposait. » Or, comme le général de Pellieux et ceux qui l’avaient chargé d’une simili-enquête ne voulaient à aucun prix de revision, le général de Pellieux s’abstenait de faire examiner le bordereau de peur « qu’il ne fût attribué à un autre ».

Cela, MM. Couard, Belhomme et Varinard le savaient ; tous les experts-jurés, tous les fonctionnaires d’écriture le savaient. Aller contre cette résolution ferme de la haute armée et du pouvoir eût été presque de l’héroïsme.

Aussi sur les instances de M. Scheurer-Kestner le bordereau fut versé à l’enquête, quand le général de Pellieux fut obligé enfin de le faire expertiser, il lui fut très difficile, comme il l’a raconté lui-même dans sa déposition, de trouver des experts, car le péril était grand.

Aussi il n’en faut pas vouloir à MM. Couard, Belhomme et Varinard de s’être arrêtés à une conclusion prudente et transactionnelle. D’un côté, ils ont sauvé leur renom d’experts en reconnaissant dans le bordereau de l’écriture d’Esterhazy. Et d’un autre côté, ils ont sauvé la Patrie en assurant que ce pouvait bien être là le résultat d’un décalque.

Le bordereau était de l’écriture d’Esterhazy : mais il n’était pas de sa main. Cette conclusion tempérée permettait de sauver, au moins pour quelques temps, Esterhazy. Et après tout, c’était l’essentiel.