incohérente, quand on s’est fait une habitude et un jeu de forcer sans cesse les idées et les faits, il vient une heure où l’esprit alourdi devient la dupe de lui-même. Il ne s’arrête plus aux limites extrêmes de la fantaisie, il tombe lourdement dans l’absurde.
Pauvre amuseur raidi et bientôt ankylosé ! Malgré la grimace du sourire professionnel, à chaque tour de force il risque de se rompre le cou.
L’État-Major avait bien vu que Rochefort était à point pour accepter les fables les plus invraisemblables et je suis porté à croire qu’en effet, une haute personnalité militaire lui a raconté qu’il y avait une lettre de Guillaume sur Dreyfus.
Millevoye ne suffisait pas à l’État-Major. Non certes que Millevoye n’eût sa bonne crédulité toujours prête. Celui-là est un modèle de bonne foi. Il ne peut y avoir un dossier fabriqué dans le monde sans qu’aussitôt, avec une conviction touchante, il en proclame l’authenticité.
Vers cette haute chandelle à la lumière candide, les papiers faux volent d’eux-mêmes, comme des papillons de nuit.
Il suffisait donc de chuchoter à l’oreille de Millevoye : « Dossier A et Dossier B ― dans dossier B lettre de Guillaume » pour qu’aussitôt de tout son clairon de patriote informé il le fît savoir à l’univers.
Par malheur, l’aventure Norton diminuait un peu son crédit.
Rochefort, lui, valait mieux. Il n’avait pas encore servi dans les papiers faux : il n’était pas chevronné de la campagne Norton. Et sa réputation d’homme d’esprit était intacte. Mais à y regarder d’un peu près, ses facultés avaient faibli.
On pouvait donc, en le flattant un peu, l’engager dans l’aventure.
On lui envoya d’abord, au nom de l’État-Major, le commandant Pauffin de Saint-Morel qui lui confia, symboliquement, « le drapeau de la France ».