Page:Jaurès - Les Preuves.djvu/92

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ces sortes de questions ne se tranchent pas à la majorité.

Quand on n’a pour condamner un homme qu’un morceau d’écriture non signé, quand cet homme nie en être l’auteur, et quand deux spécialistes sont d’un avis, trois d’un autre, il y a au moins un doute grave, et il est effrayant que dans l’acte d’accusation il n’y ait pas trace de ce doute.

Mais, ce qui aggrave la responsabilité de l’accusation et des juges, c’est que les trois experts défavorables à Dreyfus n’ont pu affirmer la ressemblance complète de l’écriture du bordereau à celle de Dreyfus.

Il faut écarter d’abord M. Bertillon, l’anthropométreur, qu’il ne faut pas confondre avec le savant statisticien ; sa déposition a frappé de stupeur les juges mêmes du Conseil de guerre.

À la cour d’assises, quand il commença d’ébaucher son système, il donna à tous une telle impression d’étrangeté que le lendemain il reçut du ministère de la guerre l’ordre de se taire. On craignait de montrer au public l’état d’esprit de l’expert qui avait fait la majorité.

Mais le schéma que nous possédons de lui, qu’il a soumis aux juges du Conseil de guerre et qu’au procès Zola il a reconnu exact suffit à démontrer, pour parler son langage, l’étrangeté de son « rythme » mental.

L’État-major, pour se défendre, a commis bien des indiscrétions ; il a maintes fois violé lui-même le huis clos. Il a communiqué à l’Éclair le texte du bordereau ; il a divulgué la pièce secrète : « cette canaille de D… » Il a laissé aux mains d’un expert la photographie du bordereau. Il a publié la prétendue lettre de 1896 écrite par un attaché à un autre.

Nous le mettons au défi de publier in extenso le rapport Bertillon et sa déposition devant le Conseil de guerre ; il n’y aurait qu’un cri d’épouvante dans tout le monde civilisé.

Quoi ! ce sont ces visions qui ont décidé de la vie et de l’honneur d’un homme !