Page:Jean de Léry - Voyage au Brésil - Gaffarel vol 2, 1880.djvu/164

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

France, aussi conseilloit-il à tous les siens de faire le semblable. Là dessus le contremaistre remonstrant qu’outre la navigation dangereuse, il prevoyoit bien que nous serions long temps sur mer et qu’il n’y avoit pas assez de vivres dans le navire pour repasser tous ceux qui y estoyent : nous fusmes six qui sur cela, considerans le naufrage d’un costé, et la famine qui se preparoit de l’autre, deliberasmes de retourner en la terre des sauvages, de laquelle nous n’estions qu’à neuf ou dix lieuës.

Et de faict, pour effectuer ce dessein, ayans en diligence mis nos hardes dans la barque qui nous fut donnée, avec quelque peu de farine de racines et du bruvage : ainsi que nous prenions congé de nos compagnons, l’un d’iceux du regret qu’il avoit à mon depart, poussé d’une singuliere affection d’amitié qu’il me portoit, me tendant la main dans la barque où j’estois, il me dit, Je vous prie de demeurer avec nous : car quoy que c’en soit si nous ne pouvons aborder en France, encores y a-il plus d’esperance de nous sauver ou du costé du Peru, ou en quelque isle que nous pourrons rencontrer, que de retourner vers Villegagnon, lequel comme vous pouvez juger, ne vous lairra jamais en repos par-deça. Sur lesquelles remonstrances, parce que le temps ne permettoit pas de faire plus long discours, quittant une partie de mes besongnes, que je laissay dans la barque, remontant en grand haste au navire, je fus par ce moyen preservé du danger que vous orrez ci-apres, lequel ce mien ami avoit bien preveu. Quant aux cinq autres, desquels pour cause je specifie ici les noms : assavoir, Pierre Bourdon, Jean du Bordel, Mathieu Verneuil, André La Fon, et Jacques le Balleur, avec pleurs prenans congé de nous, ils s’en retournerent en la terre