Page:Jean de Léry - Voyage au Brésil - Gaffarel vol 2, 1880.djvu/185

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

propre enfant, que de quelques soldats, lesquels ayans essayé de la chair des corps humains qui avoyent esté tuez en guerre, ont confessé depuis que si l’affliction eust encores continué, ils estoyent en deliberation de se ruer sur les vivans : outre di-je ces choses tant prodigieuses, je puis asseurer veritablement, que durant nostre famine sur mer, nous estions si chagrins qu’encores que nous fussions retenus par la crainte de Dieu, à peine pouvions nous parler l’un à l’autre sans nous fascher : voire qui pis estoit (et Dieu nous le vueille pardonner) sans nous jetter des œillades et regards de travers, accompagnez de mauvaises volontez touchant cest acte barbare.

Or à fin de poursuivre ce qui reste de nostre voyage, allans tousjours en declinant, le 15 et 16 de May, qu’il y eut encores deux de nos mariniers qui moururent de malle rage de faim : aucuns d’entre nous imaginans là dessus que par maniere de dire, attendu le long temps qu’il y avoit que sans voir terre nous branlions sur mer nous devions estre en un nouveau deluge, quand pour la nourriture des poissons nous les vismes jetter en l’eau, nous n’attendions autre chose que d’aller tost et tous apres. Cependant nonobstant ceste soufferte et famine inexprimable, durant laquelle, comme j’ay dit, toutes les guenons et les perroquets que nous apportions furent mangez, en ayant neantmoins, jusques à ce temps-là, tousjours gardé soigneusement un que j’avois, aussi gros qu’une oye, proferant franchement comme un homme, et de plumage excellent : lequel mesme de grand desir de le sauver à fin d’en faire present à M. l’Amiral, je tins cinq à six jours caché sans luy pouvoir rien bailler à manger, tant y a que la necessité pressant, joint la crainte que j’eu qu’on ne le me desrobast la nuict, il passa comme les autres : de