Page:Jean de Léry - Voyage au Brésil - Gaffarel vol 2, 1880.djvu/184

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en sa bouche, avec un grand souspir me dit, Helas de Lery mon ami, il m’est deu une partie de quatre mille francs en France, de laquelle pleust à Dieu avoir fait bonne quittance et en tenir maintenant un pain de sol et un verre de vin. Quant à maistre Pierre Richier, à present Ministre de la Parole de Dieu à la Rochelle, le bon homme dira que de debilité, durant nostre misere, estant estendu tout de son long dans sa petite capite, il n’eust sceu lever la teste pour prier Dieu lequel neantmoins, ainsi couché tout à plat qu’il estoit, il invoquoit ardemment.

Or avant que finir ce propos je diray ici en passant avoir non seulement observé aux autres, mais moy-mesme senti durant ces deux aussi aspres famines où j’ay passé qu’homme en ait jamais eschappé, que pour certain quand les corps sont attenuez, nature defaillant, les sens estans alienez et les esprits dissipez, cela rend les personnes non seulement farouches, mais aussi engendre une colere laquelle on peut bien nommer espece de rage : tellement que le propos commun, quand on veut signifier que quelqu’un a faute de manger, a esté fort bien inventé assavoir dire qu’un tel enrage de faim. Outreplus, comme l’experience fait mieux entendre un faict, ce n’est point sans cause que Dieu en sa Loy menaçant son peuple s’il ne luy obeit de luy envoyer la famine, dit expressement qu’il fera que l’homme tendre et delicat, c’est à dire d’un naturel autrement doux et bening, et qui auparavant avoit choses cruelles en horreur, en l’extremité de la famine deviendra neantmoins si desnaturé qu’en regardant son prochain, voire sa femme et ses enfans d’un mauvais oeil, il appetera d’en manger. Car outre les exemples que j’ay narrez en l’histoire de Sancerre, tant du pere et de la mere qui mangerent de leur