Il n’est peut-être pas une plus grande douleur morale, dans cette vie semée de tant de douleurs, que de voir une noble et pure intelligence s’égarer pour toujours dans les hallucinations de la folie. Si c’est un ami de nos meilleures années, méditant une belle œuvre avec les élans généreux, avec les ardents enthousiasmes de la jeunesse, que vous perdez par cette première mort, mille fois plus terrible que l’autre, qui pourrait exprimer ce qu’on éprouve alors ? Cette douleur inénarrable, je l’ai subie. Cet ami perdu me reconnaissait encore ; et j’allais fréquemment le visiter. Je passais auprès de lui de longues heures, gardant presque toujours le silence, comme les amis de Job. Ses aberrations étaient douces et profondes ; la flamme de la pensée jetait une dernière lueur, se balançait au-dessus de l’abîme. Un jour il me dit avec une expression qui ne s’effacera jamais de ma mémoire : Regardez-moi bien dans les yeux, plongez jusqu’au fond de mon âme votre regard de prêtre ; il aura la vertu de me rendre le calme et la sérénité !
Si j’avais pu ne point me souvenir d’une telle parole, le siècle présent me l’aurait sans cesse rappelée. N’est-il pas atteint d’une véritable folie ? Depuis sa première heure, a-t-il donc cessé de varier ? En religion comme en politique, en morale comme en philosophie, il a parcouru tous les genres de délire, jusqu’au délire de la débauche et du sang. Sur le point d’achever sa course, il en précipite la fin par de hideuses convulsions. Il touche aux dernières limites de la frénésie ; il a le fanatisme de la matière et la rage de l’impiété. C’est bien à ce vieillard en démence qu’il faudrait le regard purificateur