Page:Jerome - Fanny et ses gens, 1927.djvu/25

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S’agit pas de mon bain… s’agit de vous… s’agit de ne pas emporter mon déjeuner… J’ai faim, moi, monsieur Bennett ! On a oublié de dîner dans cette maison, hier soir, à cause de vous… On s’est nourri d’insomnie et d’expectative, par ici… même avec l’air de la campagne, c’est pas assez !

Vernon, traits tirés, yeux caves. — Bonjour, tous… Bennett, puis-je avoir mon déjeuner ?

Newte, triomphant. — Ah !…

Bennett. — Une dizaine de minutes, tout au plus, mylord. Je le ferai monter ici.

Vernon. — Merci.

Il répond, machinal, aux baisers de ses tantes.

Newte, à Vernon. — Puis-je vous dire un mot ?

Vernon. — Dans un instant, monsieur Newte, si vous voulez bien.

Le Docteur prend congé. — N’oubliez pas que Marc-Aurèle a dit…

Vernon. — J’y pense, docteur. Ne pense qu’à ça. Bon vieux type, Marc-Aurèle.

Le Docteur, décontenancé, regarde les Misses, puis Vernon et se retire résigné. Les Misses s’approchent alors de Vernon, s’encourageant l’une l’autre de mêmes signes de tête. Quand elles sont près de lui :

L’Aînée. — Elle est si jeune !

La Cadette. — Si docile !

L’Aînée. — Si jolie !

Vernon, la tête dans ses mains. — Ah ! tantes ! Quelle désillusion !

La Cadette. — Vernon, ne pensez qu’à cela : qu’auriez-vous fait si elle vous avait dit tout de suite…

Vernon la regarde et très ému. — Ce que j’aurais fait ?

Les Misses, ensemble. — Oui !

Vernon, bas. — Je ne sais pas !

Un temps.

L’Aînée. — Écoutez-nous, Vernon… Nous voulons… C’est-à-dire… nous désirons…

La Cadette. — Oui, il y a quelque chose qu’il faut que nous vous disions.

Vernon les regarde.

L’Aînée. — La première lady Bantock…

La Cadette. — La mère de la mère de votre mère…

L’Aînée. — Celle qui dansa avec George III…

La Cadette. — Eh bien, Vernon chéri, elle était la fille de… (Avec effort.) d’un boucher…

L’Aînée. — Et d’un boucher qui avait une très petite boucherie, Vernon… toute petite, vraiment ! Nous ne le disons jamais à personne.

La Cadette. — Mais il nous a paru que vous deviez le savoir aujourd’hui.

Et elles sortent doucement. Newte est resté au fond pendant la brève conversation des Misses Wethrell et de Vernon. Après leur sortie, il se promène de long en large, tandis que Vernon, maussade et silencieux, est assis dans le fauteuil. Newte est embarrassé, de l’embarras particulier d’un homme qui veut placer son couplet.

Newte. — Quelle heure est-il ? (Vernon ne répond pas. Newte a sorti sa montre.) Il est si tôt que ça ?… C’est bien ce que je pensais, j’avance… (Un temps.) Quel calme à la campagne la nuit, hein ? Longtemps que je n’avais vérifié cette tradition… (Il sort un cigare de sa poche.) Je suppose qu’on peut fumer, maintenant, hein ?

Vernon, lointain. — À votre aise !

Newte, il fume. — Oui… le calme des champs ! On en parle toujours…Mais c’est tout autre chose à ressentir ! Ici, rien. Pas de violoncelle comme dans les nocturnes de théâtre… Pas de vent… Pas d’oiseaux !… Ah ! c’est ça qui doit être agréable quand on dort ! (Un silence.) J’ai eu le temps de m’en rendre compte ! (Silence.) En regrettant de n’en pouvoir profiter…

Vernon, distrait. — Vous n’avez pas bien dormi, monsieur Newte ? Pour la première nuit que vous passez sous mon toit, j’en suis navré…

Newte. — J’étais nerveux… Comme la veille d’une générale… ou plutôt non : comme au lendemain d’une pièce qui n’a pas marché. L’atmosphère ambiante… un peu agitée… hé ? C’est le moins qu’on en puisse dire… Agitée est même faible… Ah ! ce fut du beau grabuge ! Bien réglé, je m’y connais. Et comment l’aurait-on empêché, dites ! L’aveugle main de la fatalité était sur nous ! Elle a été héroïque, la petite Fan… tout simplement.

Vernon. — Je vous en prie !

Newte. — Si ça arrangeait quelque chose que je prisse tout sur moi, je le ferais… Je me rends bien compte que ce n’est pas une panne que j’ai jouée ! J’ai fait des gaffes splendides ! Ah ! mais oui ! somptueuses ! Des gaffes comme ça, on peut en être fier quand on a le sentiment du sublime ! Mais j’ai obéi à des mobiles très nobles. De l’affection pour elle ; pour vous, de la sympathie, et ma sacrée confiance en moi !

Vernon. — Je sais… je sais…

Newte. — Il est clair que Fan aurait pu tout éviter en énumérant, en étalant, en dressant le catalogue de tous les Bennett qu’on possédait. Ça faisait une bien belle collection ! Mais ça ne se met pas dans une corbeille de mariage, un lot pareil ! C’était la séparation tout de suite, sans phrases. Et alors, il n’y avait plus de pièce !

Vernon. — Vous dites ?

Newte. — … Je veux dire : Fanny a voulu défendre sa chance. Elle a bien fait. Je l’approuve. Vous réalisez mieux ce qu’elle pouvait être pour vous ?… Il y a un avantage certain à bien connaître les raisons qu’on a de souffrir…

Vernon. — Monsieur Newte, par pitié !

Newte. — Oui, oui… J’ai fini… (Un silence.) Et vous savez, pas d’inquiétude à avoir pour Fanny. Son pain est cuit. Avec les dons qu’elle a. Tous : c’est simple. Plus un qu’on n’acquiert pas : le charme.

Vernon. — Le charme !

Newte. — Hein ? Le charme de Fanny… Ça existe, ça ! Mais elle m’a étonné moi-même hier ! Et c’est difficile. Quel abatage, quelle vie, quelle sincérité ! Oh ! elle ira loin, vous verrez ça. Elle aime son métier. Elle l’aimera encore bien davantage quand il l’aura sauvée. Car il la sauvera ! Oh ! ça sera dur, au début… faudra la traîner. Notre Irlande aura des larmes plein les yeux, ça ajoutera à la ressemblance… Et puis ça se tassera peu à peu… plus vite qu’on ne pense, même…

Vernon. — Ah !

Newte. — C’est que c’est magique, vous savez : la poussière du plateau, l’odeur de colle des décors, le grand zim ! la ! la ! du jazz derrière la toile : un bruit sentimental : ça rigole, mais il y a toujours un saxophone qui pleure dans un coin.

Vernon. — Voilà… elle oubliera…

Newte. — Et vous aurez de ses nouvelles par les journaux… par les affiches où elle aura un nom