Page:Jerome - Fanny et ses gens, 1927.djvu/24

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La Cadette, épouvantée soudain. — Oh ! Alice ! Les Grimstone !

L’Aînée. — Oh ! Mon Dieu, c’est vrai ! Les Grimstone qui viennent déjeuner avec le nouveau pasteur ! Vernon les a invités dimanche !

La Cadette. — Peut-être reste-t-il un peu de viande froide en bas ?

L’Aînée. — Vernon déteste les déjeuners froids !

Newte. — Mesdemoiselles, ne nous tracassons pas pour les Grimstone ! Ils feront camping avec nous ! Ils ne doivent pas détester un peu de fantaisie, les Grimstone ! Vernon leur ouvrira une boîte de corned-beef.

Le Docteur, à Newte. — Avez-vous pu causer avec Vernon, hier soir, monsieur Newte ?

Newte. — Je l’ai attendu jusqu’à ce qu’il rentre, à deux heures du matin.

Le Docteur. — Alors ?

Newte. — Heu ! Il m’a dit qu’il ne se sentait pas d’humeur à bavarder. Il m’a serré la main et il est entré dans sa chambre.

Le Docteur. — À moi non plus, il n’a rien voulu dire. Oh ! c’est mauvais signe !

Newte. — À votre avis, que va-t-il faire ?

Le Docteur. — Aucune idée là-dessus. L’embêtant… Je veux dire, ce qui est fâcheux, c’est que cette histoire va se colporter à travers le pays.

L’Aînée. — Et Vernon est si sensible !

Le Docteur. — Ah ! ça devait arriver ! Le malheur, voyez-vous…

Newte. — Le malheur ! Le malheur, c’est que les gens ne se résignent pas à rester dans leur propre sphère. Je vous demande ce qui poussait un lord Bantock à venir rôdailler autour de ma troupe de girls. C’est pas fait pour aller dans le même panier, ces oiseaux-là et ce personnage ! Voyez ma Fanny : elle se débrouillait tout à fait gentiment, cette gosse. Elle pouvait épouser un brave type qui aurait fait d’elle le cas qu’elle méritait sans qu’il y ait autour d’elle ces damnés imbéciles dont nous redoutons bêtement l’opinion. Pourquoi, enfin, pourquoi, non, dites un peu, pourquoi est-ce qu’il ne l’a pas laissée tranquille ? Enfin !

Il est très surexcité.

Le Docteur, calme et souriant. — Eh ! pardi ! Parce qu’il n’était ni aveugle, ni sourd, ni fou ! N’importe qui à sa place…

Newte. — Bon ! Admis ! Alors, qu’il reste à ses côtés fermement, chiquement. C’est pas une catastrophe d’être la nièce d’un maître d’hôtel. J’ai engagé, moi qui vous parle, une jolie fille dont le père était le bourreau de Londres ! C’est quelque chose, ça ! Mais c’est-à-dire que si Vernon a encore dix grains de bon sens il remerciera le Ciel que ça n’ait pas été pire ! Ça pouvait ! Ça, je vous en réponds, ça pouvait !

Le Docteur. — Je ne prends aucunement le parti de Vernon, monsieur Newte. D’ailleurs, rien jusqu’ici ne nous autorise à croire qu’il en aura besoin. Il a épousé une fille charmante, intelligente, dont la famille, mon Dieu… dont la famille, comme vous dites, aurait pu… être pire. Ce qui est malheureux, ça n’est pas que son oncle soit maître d’hôtel. À la rigueur, n’est-ce pas… C’est seulement que son maître d’hôtel soit son oncle…

Newte. — Si elle suit mes conseils, elle reviendra au théâtre, voilà ! On ne reste pas dans une maison où l’on n’a pas besoin de vous.

Le Docteur, pour dire autre chose. — Un œuf, mademoiselle Alice ?

Car Newte, tout en discourant, a fait cuire des œufs sur un réchaud d’argent analogue à ceux des maîtres d’hôtel de restaurant.

L’Aînée, refusant. — Merci !

La Cadette. — Nous n’avons pas faim.

L’Aînée. — Vernon en était si épris !

La Cadette. — Elle était si jolie !

L’Aînée. — Si raisonnable !

La Cadette. — On n’aurait jamais deviné qu’elle était actrice !

L’Aînée. — Oh ! si seulement elle n’avait pas…

Par la porte de l’extérieur, entre Bennett. Il est vêtu comme à l’ordinaire pour le service. C’est le Docteur qui l’aperçoit le premier. La stupeur qu’il en éprouve fait se retourner les Misses et Newte. Un silence. Bennett est descendu en scène. C’est à nouveau le maître d’hôtel idéal. Rien, semble-t-il, ne s’est passé.

Bennett. — Bonjour, miss Wethrell. Mes respects, miss Édith. (Aux deux hommes.) Messieurs, votre serviteur. J’ignorais que le déjeuner dût être servi plus tôt que de coutume, sans quoi il eût été prêt.

La Cadette. — Nous n’en doutons pas, Bennett, croyez-le bien.

L’Aînée. — Seulement, n’est-ce pas, étant donné les circonstances, nous…

La Cadette. — Nous hésitions à vous déranger.

L’Aînée. — Voilà !

Bennett, qui s’est déjà utilement employé à rétablir l’ordre. — Mon devoir, miss Édith, ne saurait en aucun cas être considéré par moi comme un dérangement.

L’Aînée. — Nous le savons, Bennett…

La Cadette. — Certainement !

L’Aînée. — Vous avez toujours été la conscience même ! Seulement, après ce qui est arrivé…

La Cadette. — Ces malheureux incidents…

Elles sont encore sur le point de pleurer.

Bennett. — Keziah m’a chargé de présenter ses excuses à ces demoiselles. Elle n’a pas entendu la sonnette. Dans quelques minutes, elle se tiendra à la disposition de ces demoiselles. (Au Docteur.) Docteur, vous trouverez sur votre table de toilette tout ce qu’il vous faut pour vous raser.

Le Docteur. — Très obligé, Bennett !

Ernest fait une entrée ahurie (c’est son habitude) en apportant le bois pour allumer les feux.

Bennett, à Ernest. — Ne vous occupez pas du feu pour le moment. Emportez ce plateau. (Ernest sort. Bennett, s’adressant aux Misses et à Newte.) Le déjeuner sera servi dans la salle à manger dans un quart d’heure à peine.

Newte, qui fut successivement étonné, agacé, indigné, explose en voyant sortir sa cuisine. — Non, mais ! Non, mais ! Non, mais ! Qu’est-ce que c’est ça, mon garçon ? Un sketch, hein ? Un numéro ? Mal réglé, entendez-vous ? Ça ne me fait pas rire !… Vous avez été hier congédié par votre maîtresse, lady Bantock, vous vous en souvenez ? Et vous l’aviez cent fois mérité, entendez-vous ? Qu’est-ce que vous voulez nous prouver en faisant comme si vous l’ignoriez ? Va-t-on méconnaître les ordres de lady Bantock dans sa propre maison, hein ? La traiter comme si elle n’existait pas, hein ? La mépriser, hein ? Parlez clairement…

Bennett, imperturbable. — Monsieur Newte, votre bain est prêt.

Newte, quand il a cessé de s’étrangler de fureur. —