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le robinson suisse.

branches des arbres dans des endroits apparents. Puis nous fîmes rentrer tous les bestiaux, et nous attachâmes les chiens, de peur que l’un d’eux ne se prît au piège préparé pour les singes.

« Quand la nuit fut venue, nous entendîmes autour de nous les rugissements des bêtes féroces. La frayeur commença à nous gagner ; nous rentrâmes à la métairie.

« À notre réveil, le soleil était déjà au tiers de sa course environ ; je me hâtai d’aller dans la forêt, et là, j’avoue que l’horreur du spectacle que j’avais sous les yeux me fit presque repentir de la violence du procédé que j’avais employé pour nous débarrasser de nos ennemis les singes. Un grand nombre de cadavres, en effet, gisaient à terre, tous défigurés par le poison et les convulsions de l’agonie. La vue d’un pareil carnage et cette quasi-ressemblance qui existe entre le singe et l’homme me causèrent une horreur réelle : aussi eus-je hâte d’en faire disparaître toutes les traces ; j’appelai Jack et François à mon aide, et, avant de lâcher les chiens et les bestiaux, j’anéantis toutes les traces de poison. Les cadavres des singes furent jetés à la mer et les vases brûlés, pour qu’aucun accident n’arrivât par négligence, soit à nos animaux, soit à nous-mêmes. C’est alors que Jack rédigea la troisième dépêche dont le style un peu ampoulé a dû vous paraître passablement énigmatique. »

Je reprends ici la parole pour décrire l’effet produit par la lettre de Jack. Le petit bonhomme y avait entassé les images les plus pompeuses, si bien que nous ne comprîmes rien à son épître ; mais, comme le ton général prouvait à la fois chez nos enfants de la gaieté et du succès, elle contribua à nous tranquilliser. Voici, du reste, cette troisième missive :

« Prospect-Hill, dixième heure du dix-huitième jour du présent mois

« La colonie de Prospect-Hill est restaurée comme dans ses plus beaux jours. Cela a coûté bien des sueurs à nos fronts, mais le sang des ennemis a coulé. Némésis a rempli la coupe de la vengeance, et l’Océan a roulé les cadavres dans ses flots. Le soleil s’est voilé à la vue de ce massacre. Maintenant que le champ du massacre est purifié, l’astre du jour éclaire de tous ses rayons la marche des triomphateurs, et verra, avant de ses plonger dans le sein de Thétis, notre entrée à l’Écluse. Valete. »

Comme on le voit, nous qui n’étions au courant de rien, nous ne pouvions deviner ce que signifiait ici l’intervention de Némésis et des cadavres ensevelis par les flots. Toutefois, je le répète, cette lettre suffit à nous rassurer, malgré son caractère mystérieux.

Mais à la fin du dîner, environ trois heures après la dernière lettre, nous vîmes rentrer au colombier un autre pigeon dont l’arrivée si prompte nous fit tout de suite craindre quelque danger nouveau. Ernest courut immédiatement chercher le papier caché sous son aile et me l’apporta ; cette lecture fut loin de calmer nos inquiétudes. Le billet, en effet, était conçu ainsi :

« Le passage de l’Écluse est foré. Tout est détruit, jusqu’au champ de canne à sucre ; la cabane est renversée, le champ de mil dévasté, les cannes à sucre arrachées ou broyées ; la terre, toute foulée, porte des traces de pas gigantesques et des trous comme ceux que produit un boulet de canon. Nous n’osons ni avancer ni reculer, et nous ne nous sentons pas de force à réparer le dommage. Hâtez-vous, cher père, de venir à notre secours. Du reste, nous sommes tous en bonne santé. »

On croira sans peine que cette lettre me fit partir immédiatement. La dernière ligne cependant calmait les plus vives de nos inquiétudes, et je ne pus m’empêcher de remercier Dieu de n’avoir frappé que nos propriétés et d’avoir préservé nos enfants de tout danger. Avant tout, il fallait s’assurer de l’étendue du dégât ; je courus donc seller l’onagre, et, après avoir recommandé à Ernest de me suivre le lendemain avec sa mère, montée dans la charrette, je partis au galop pour l’Écluse.

Bien qu’obligé de ménager ma monture pour ne pas la mettre sur les dents, je la menai pourtant si bon train, que je fis en trois heures et demie un trajet qui d’ordinaire nous en demandait six. Aussi mes enfants furent-ils à la fois surpris et charmés de me voir arriver si vite, et, après les premiers embrasements, j’allai avec eux inspecter les dégâts. Hélas ! leur récit n’avait rien exagéré. Je trouvai même le désastre plus grand encore que je me l’étais figuré. Les gros bambous que nous avions plantés et assujettis avec tant de peine pour faire une barrière solide étaient tous dispersés et broyés ; les quatre arbres que nous avions désignés pour y construire notre hutte étaient littéralement dénudés, n’ayant plus ni écorce ni feuilles. Les jeunes plantations de bambous étaient arrachées et brisées. Dans le champ des cannes à sucre, enfin, le ravage était plus considérable encore : il ne restait peut-être pas une seule tige debout, et de nombreux rejetons étaient jetés çà et là sur le sol. La hutte à charbon n’existait plus.

Après ce premier coup d’œil donné à nos désastres, j’examinai plus attentivement les traces de pas. La largeur de l’empreinte et la profondeur des vestiges me montrèrent suffisamment que ces traces n’avaient pu être laissées que par des animaux à la fois très-grands et très-lourds. Je pensai donc que ce devait être l’éléphant, d’autant plus que bien des tiges des cannes et des branches d’arbres avaient été dépouillées de leurs feuilles, ce que je ne pouvais m’expliquer que par une main humaine ou une trompe d’éléphant. Il n’y avait aucune trace du passage de l’homme ; quelques marques plus petites que les autres, et différant un peu comme forme, me parurent devoir appartenir ou à des