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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

La consigne était sévère. Le condamné est autorisé à se promener, non pas dans toute l’étendue de son rocher, comme les déportés de l’Empire, mais dans la partie comprise entre le débarcadère et l’ancien campement des lépreux, rectangle allongé, d’environ deux cents mètres, sans un arbre, au sol pierreux, brûlé par le soleil. Les rares cocotiers de l’île sont dans la partie interdite. Défense de franchir cette limite sous peine d’être renfermé. Dès qu’il sort, le surveillant de garde l’accompagne, sans jamais le perdre de vue, guettant ses gestes. À la tombée du soir, rentrée au cabanon jusqu’au jour[1].

Cette présence continuelle du geôlier qui, dans la case, derrière les barreaux de la porte, le tient, comme une bête, sous son regard, et, dehors, le suit comme une ombre, armé et muet, c’est un supplice de plus. L’homme, né pour la société, répugne à la solitude ; pourtant, même forcée, elle n’est pas inhabitable, quand une âme haute la domine et la peuple de rêves. Or, cette unique douceur consolante, ce libre envolement des pensées, l’obsession de l’éternel témoin les supprime. C’est la solitude — et ce n’est pas la solitude, mais une solitude empoisonnée.

Des mois et des mois passeront avant qu’il devienne indifférent à ce gardien, toujours présent et toujours muet, et qu’il l’oublie, « comme un meuble mouvant de sa prison[2] ».

Six surveillants, dont un chef, étaient préposés ainsi à sa garde, le revolver à la ceinture[3].

  1. Rapport d’avril 1895.
  2. Le mot est d’un gardien (Hess, loc. cit., 111).
  3. Une telle garde était coûteuse : 27.000 francs de solde, 10 à 12.000 francs de frais de transport pour les ravitaillements venant de Cayenne.