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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


des grands drames politiques : on sent sur soi les yeux de tout un peuple, et, plus encore, les yeux de millions et de millions d’hommes à venir, à travers les siècles, tant que durera l’histoire ; sous le regard d’une telle galerie, pourquoi trembler inutilement devant l’inéluctable ? Ce suprême courage est relativement facile.

Ce qui ne l’est pas, c’est, durant un Calvaire, non pas d’une heure ou d’un jour, mais de mois, et de mois encore et d’interminables années, de supporter sans faiblesse les viles humiliations, les souffrances vulgaires, ignobles, d’autant plus cruelles, d’un bagne obscur, d’une prison-tombeau. Là, point d’autres témoins que les geôliers ; et rien pour galvaniser ce lamentable corps, cette raison qui chancelle, rien que la loi morale (à défaut de religion) et l’esthétique du courage.

Aucune de ces torturantes épreuves ne fut épargnée à Dreyfus.

Il devait faire sa cuisine lui-même et ne savait comment s’y prendre, sans ustensiles pour brûler le café vert qu’on lui jetait ou pour cuire le morceau de viande crue, les quelques grains de riz, la potée de pois secs qui furent, pendant trois mois[1], avec un morceau de pain, sa seule ration. Il fabriqua une espèce de gril avec des bouts de fer ramassés autour de sa case, coupait péniblement des morceaux de bois dans les broussailles pour faire du feu. Ce qu’il préparait ainsi n’était pas mangeable. Les surveillants, tout prévenus qu’ils étaient contre lui, mais parce qu’ils étaient de pauvres gens, malheureux eux-mêmes, lui passèrent du café noir et du bouillon[2].

  1. Jusqu’au 12 juin 1895. (Cinq années, 135.)
  2. Cinq années, 105, 106, etc.