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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


pêtes intérieures, les ravages du crime lâché à travers la couardise et la sottise du troupeau humain, la saleté des mensonges sociaux, toutes ses noires tristesses et tous ses dégoûts, il les retrouve dans les personnages de l’Eschyle anglais. Son infortune ne le cède pas aux plus illustres, à celles qui ont fait verser le plus de larmes. Quels vents sont plus lugubres, de ceux qui chevauchent en tempête la grande lame de l’Océan ou de ceux qui craquent sur la falaise de Douvres ? Quelle tombe est plus profonde, celle d’où le vieux roi proscrit se plaint qu’on le tire[1], ou ce rocher dans la mer ? Quels scélérats sont pires, Iago, Edmond, ou l’infâme inconnu qui lui a volé son honneur ? De la fournaise où fondent de tels métaux sortira un livre unique au monde, le poème d’un Dante descendu aux vrais Enfers, chef-d’œuvre qui ne serait pas payé trop cher de tant d’agonies, de crimes et de hontes. — Pour Dreyfus, il voit Shakespeare de son bagne comme de son cabinet. Il ne se replie pas sur lui-même, il s’en dégage. Ce décor prodigieux qui l’entoure, il ne l’évoque pas. Voici le résumé de ses impressions : Shakespeare est « un grand écrivain ; » Dreyfus ne l’a jamais compris « aussi bien » qu’à l’île du Diable[2].

  1. You do me wrong to take me out o’the grave ! (Lear, IV, 7.)
  2. Cinq Années, 244. — Encore le premier manuscrit ne faisait même pas mention des lectures de Dreyfus à l’île du Diable. (Je ne parle pas du Journal qui a été reproduit textuellement, sans le changement d’une virgule, sur le manuscrit coté et parafé par le commandant des îles.) J’en fis l’observation à Dreyfus qui s’étonna, avec son habituelle modestie, que cela pût offrir quelque intérêt. Il ajouta alors une page sur ses lectures. — Je lui avais demandé comment lui étaient « apparus » Lear et Hamlet à l’île du Diable. D’où cette phrase : « Hamlet et le roi Lear m’apparurent avec toute leur puissance dramatique. » — Il me communiqua ensuite quelques-uns des cahiers qui avaient été conservés par l’Administration pénitentiaire et qui lui furent rendus par le ministère des Colonies. Je leur emprunte les citations qui suivent.