Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 2.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
153
L’ILE DU DIABLE

Sur le moment, sa lecture à peine achevée, il a noté dans ses cahiers que « l’excès de malheur et la noire sécheresse du cœur font du Roi Lear le drame le plus navrant qui ait jamais été écrit ». En effet, aucun ne montre mieux l’incroyable faiblesse de la nature humaine ; pour détruire les conditions les plus heureuses, il suffit d’un mot, tant le jugement est faible et chancelant quand il n’est appuyé que sur des préjugés et des passions. Les bêtes sont mieux servies par leur instinct : l’agneau flaire le loup sans le voir ; Lear maudit la seule de ses filles qui l’aime. « Nos âmes, prisonnières de leurs forteresses de chair », ne se connaissent pas les unes les autres. Une secrète affinité (s’en rend-il compte ?) l’attire « vers cette pauvre Cordelia, qu’un obstacle intérieur paralyse, qui ne peut parvenir à dire ce qu’elle éprouve et qui reste muette par trop de tendresse ». — Il commente Hamlet à la façon d’un bourgeois qui explique, par l’expérience personnelle qu’il a de la vie, le dénouement d’un drame de l’Ambigu où l’orpheline, par impossible, n’épouserait pas un grand seigneur. Il transcrit, à ce propos, s’applique à lui-même cette citation d’un critique : « La nature et la fortune se jouent également des bons et des méchants. Ne dites pas que le mal domine en ce monde, mais ne dites pas non plus que le bien y triomphe. Rarement les méchants profitent de leur crime, parce qu’il y a dans le crime un principe de mort ; non moins rarement les bons reçoivent la récompense de leur vertu. » — S’il n’avait gardé toute sa foi en Boisdeffre, on croirait qu’il pense à son ancien chef quand il commente la phrase fameuse de Macbeth : « Ma femme aurait bien dû mourir un peu plus tard ! » « Ces quelques mots, dit-il, jettent une vive lumière sur ce pauvre égoïste, mal-