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L’ILE DU DIABLE


gues journées ; pendant qu’il balaye sa case, lave ses torchons et sa vaisselle, recoud ses vêtements déchirés, coupe du bois, fait sa cuisine, la meule de son cerveau tourne plus lentement, s’use moins vite. Il avait demandé, « pour s’occuper physiquement », des instruments de menuiserie ; comme on les lui a refusés (les outils pouvant constituer des moyens d’évasion), il marche pendant des heures pour se fatiguer, « pour briser ses nerfs jusqu’à épuisement des forces[1] ». Il fume beaucoup, presque toute la journée, endormant sa pensée.

Ainsi, il s’empêcha de mourir et, si cela peut s’appeler vivre, vécut par une tension systématique de la volonté. Non pas qu’il eût cessé de souffrir ou que sa santé s’améliorât. Au contraire, le climat exerçait sur lui son action constamment déprimante ; l’été de 1896 ramena des accès violents de fièvre ; les syncopes se multiplièrent ; — il se sentit dépérir, le corps voûté, le visage creusé et jaune, la barbe, qu’il avait laissé pousser, déjà blanche, la courbe du crâne déjà chauve ; — il tomba, une nuit, de son lit et le surveillant le releva, inanimé et couvert de sang[2] ; et les vexations stupides ne cessèrent pas ; certains gardiens furent grossiers et brutaux ; il ne put obtenir qu’on lui donnât une lampe dans son cabanon ; — chaque soir, « après une lutte de tous les instants contre la déroute de sa raison », las d’employer son énergie à étouffer les battements de son cœur, il subissait une dépression terrible, puis luttait, à nouveau, « contre les idées qui tirent bas » ; — ses angoisses le reprenaient, à l’époque

  1. Cinq Années, 236 : « Je ne me vois pas m’évadant sur un rabot d’une île où j’étais gardé à vue nuit et jour. »
  2. Rennes, I, 257, Rapports de décembre 1895, février, avril, juin, juillet et octobre 1896. — Cinq Années, 241.


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