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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


aux gages : escroc ou provocateur, l’espion « n’en donnait pas pour l’argent ». Esterhazy chercha à rentrer en grâce, alléguant qu’il allait être nommé dans les bureaux de la Guerre ; il y aura toute facilité, pour livrer à son employeur de meilleures fournitures ; déjà, il tient un renseignement important. Après avoir servi ce boniment à Schwarzkoppen dans une précédente visite, Esterhazy insistait par lettre. C’est à cette lettre que l’attaché allemand répondait par la carte-télégramme qu’il dicta à son amie. Ce mode de correspondance rapide avec son espion lui était familier. Puis, tout à coup, se ressaisissant, il déchira le papier en menus morceaux et, le jetant dans la cheminée : « Non ! s’écria-t-il, on n’a décidément pas affaire à un homme semblable[1] ! » Et d’autres pièces, de 1895, étaient plus importantes encore, mais Henry se garda de les faire voir à Picquart. En mars, une lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen : « Il faut que vous ayez l’obligeance de m’envoyer de suite ce que vous avez copié… Je vous annonce que j’aurai l’organisation des chemins de fer ». En avril, un rapport d’un agent de Berlin : « Un monsieur admirablement informé », civil ou militaire, l’agent ne le savait pas, « mais décoré, âgé d’environ quarante-trois ans », qui allait « fréquemment à l’ambassade de la rue de Lille en conservant à la boutonnière le ruban de la Légion d’honneur », et qui « remettait de nombreux rapports » à l’attaché allemand. C’était le portrait tout craché d’Esterhazy.

Si Schwarzkoppen n’avait pas eu cette pudeur, la poste pneumatique eût remis à Esterhazy, en toute sécurité, le petit bleu, comme tant d’autres que l’Alle-

  1. Rennes, III, 54, Émile Picot. — L’éminent membre de l’Institut, ancien bibliothécaire du duc d’Aumale, l’auteur de tant de recherches réputées sur la poésie et le théâtre français, dépose, sous serment, qu’il tient ce récit du colonel Schneider, attaché militaire d’Autriche-Hongrie à Paris ; il avait rencontré Schneider, à dîner, en mai 1899, dans une maison amie. Il existe d’autres témoins de l’entretien. Schneider ne dit pas à Picot s’il était lui-même en visite chez Schwarzkoppen, quand se produisit l’incident, ou si l’incident lui fut raconté, plus tard, par son collègue. La déposition d’Émile Picot, très commentée, ne fut l’objet d’aucun démenti, ni de Schwarzkoppen, ni de Schneider. La même version a été donnée par Schwarzkoppen à ses chefs ainsi qu’à Panizzardi. La dame, tout le long du procès Zola, trembla d’être mise en cause. — Précédemment, le 15 avril 1899, le comte de Munster avait déclaré à Delcassé, ministre des Affaires étrangères, « que Schwarzkoppen reconnaissait avoir adressé à Esterhazy un certain nombre de petits bleus, et qu’en ce qui concernait le petit bleu, dont il est question, il ne pouvait affirmer l’avoir écrit lui-même, parce qu’il ne l’avait pas vu, mais que, toutefois, il était probable qu’il l’eût écrit. » (Rennes, III, 476, Paléologue.) Delcassé rédigea une note de cet entretien, qui fut versée au dossier de Rennes.