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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


l’ordre de mettre le Juif aux fers et de l’enfermer dans sa case, ne consulta aucun de ses collègues. Il n’était pas tenu de le faire, agissant sous sa responsabilité. Toutefois, il eût pu les en informer. Mais quelqu’un, peut-être, eût observé que ces prétendues mesures de sûreté semblaient combinées par quelque revenant de l’Inquisition, pour se débarrasser plus vite d’un témoin gênant ; et qu’au surplus, ces cruelles tortures étaient illégales. En effet, un condamné conserve des droits aussi sacrés, plus sacrés, puisqu’il est sans défense, que ceux de tout autre. Le premier de ces droits est de ne subir que la peine à laquelle il a été condamné par la justice ; la loi précise les cas exceptionnels où l’Administration peut ordonner des mesures supplémentaires de rigueur[1].

La honte que Lebon avait de lui-même — ce que Dreyfus appelait sa conscience — l’empêcha d’aviser ses collègues. Il les laissa dans l’ignorance des ordres qu’il avait donnés. Jusqu’au jour où Lebon lui-même me révéla la mise de Dreyfus aux fers, tous l’ignorèrent, — hors quelques fonctionnaires et quelques officiers.

Les lettres du condamné, pendant ces deux mois, sont très courtes[2]. Il avait pris l’habitude de dire à sa femme ses souffrances, toutes ses pensées. Il ne peut

  1. On discuta, par la suite, la question de savoir si l’acte d’arbitraire commis par Lebon tombait sous le coup de l’article 115 du Code pénal qui punit du bannissement le ministre coupable d’un acte arbitraire. Le caractère arbitraire de la mise aux fers résulte de l’article 614 du code d’instruction criminelle, qui précise « qu’un prisonnier ne peut être mis aux fers et enfermé plus étroitement qu’en cas de fureur ou de violence grave, s’il use de menaces, injures ou violences, soit à l’égard du gardien ou de ses préposés, soit à l’égard des autres prisonniers ».
  2. 3, 5 et 20 octobre.