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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Ainsi, quand Picquart propose des moyens loyaux, on les repousse ; quand on lui en fait proposer d’autres, on le laisse libre d’agir, mais seul, sous sa responsabilité, pour le perdre.

Picquart ne tomba pas au piège de Boisdeffre ; Esterhazy, averti depuis longtemps, ne serait pas tombé à celui de Picquart. Non seulement il ne serait pas accouru à Paris[1] ; mais, goguenard, il eût porté la fallacieuse missive à son colonel. Il eût triomphé bruyamment.

    dépose : « Je dis à Picquart que le ministre de la Guerre, chef de l’armée, manquerait à son devoir, vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis de l’officier supérieur (Esterhazy), en se faisant agent provocateur, en autorisant la création d’une pièce anonyme qui ressemblerait à un faux. » (Cass., I, 551.) À Rennes, la scène devient cornélienne : « Non content de cet essai (le prétendu refus de Boisdeffre), Picquart s’adressa directement au ministre. Le ministre l’écouta et, lui montrant un portefeuille qui était devant lui, il lui dit : « Non, colonel Picquart, il ne faut pas faire de ces choses-là. Il y a quinze ans, quand j’étais ministre de la Guerre, M. le préfet de police Camescasse m’avait proposé de tendre un piège de cette nature à un officier de l’armée française. Il m’avait même dit que le piège était déjà tendu et que, dans une heure, l’officier allait y tomber. J’ai répondu : « Vous n’avez pas le droit de faire une chose pareille. Dans tous les cas, si vous en avez le droit, étant données vos mœurs et vos habitudes de police, moi, chef de l’armée, je n’ai pas le droit de faire à un officier supérieur une chose pareille, parce que celui à qui l’on tend un piège de cette nature a toujours le droit de se dire, au fond de sa conscience : « Je luttais entre le bien et le mal, et, si mon chef ne m’avait pas amorcé, je n’aurais pas succombé. » Voilà pourquoi j’ai repoussé les propositions de M. Picquart. » (I, 171.) — Picquart dépose que Billot ne dit d’abord « ni oui ni non », qu’à la demande d’un ordre, le ministre répondit nettement « non», et qu’il se récria seulement à l’idée d’arrêter Esterhazy. — Boisdeffre (Rennes, I, 526) se réfère au témoignage de Billot.

  1. Ibid., 342, Roget : « Il y a lieu de remarquer qu’à ce moment on était à la fin des manœuvres… Il était très vraisemblable qu’Esterhazy allait venir à Paris. Il y viendrait pour voir sa maîtresse. »