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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


lettre où Esterhazy appelle Drumont au secours pour ébaucher un chantage contre Rothschild et le rabbin. — Comment est-elle entre ses mains ? Picquart répond qu’il l’a fait saisir à la poste. « Quoi ! sans mon ordre ? sans réquisition légale ? » Picquart allègue qu’il a usé de ses droits de chef du bureau des Renseignements, que Sandherr, tous ses prédécesseurs ont fait de même. Gonse, Boisdeffre se taisent[1]. Ils savent que Picquart dit vrai. Le procédé est détestable, mais c’est une tradition du service. Billot ne l’ignore pas davantage, mais s’indigne quand même, avec de grands gestes, la voix tremblante d’émotion : « Malheureux ! s’écrie-t-il, je ne veux pas de procédés pareils ! Vous vous ferez envoyer aux galères ; vous compromettez le ministre[2] ! «

Picquart est stupéfait, confondu. Pourquoi cette soudaine vertu ? Pourquoi le ministre ne lui dit-il pas simplement qu’il ne convient plus comme chef du service de la statistique[3] ? Cela serait plus honnête. Et il comprend bien que ce qu’on veut, c’est le faire partir, parce que, le jour où il sera « légalement interrogé », il dira, « comme sa conscience l’y oblige », que Dreyfus est innocent et qu’Esterhazy est l’auteur du bordereau[4].

Mais Billot, ministre de la Guerre, chef de l’armée, est un homme juste, indulgent, le père des soldats. Il ne brisera pas la carrière d’un jeune officier qui n’a péché que par ignorance et qui lui est cher. Il pourrait, devrait peut-être, le destituer de ce poste où trop de graves erreurs ont été commises. Il n’en fera rien. Il se contentera d’éloigner Picquart pendant quelque temps. Cette haute mission, dont il l’a déjà entretenu, il la lui

  1. Rennes, I, 455, Picquart.
  2. Cass., I, 551 ; Rennes, I, 171, Billot.
  3. Cass., I, 171 ; Rennes, I, 456, Picquart.
  4. Rennes, I, 456, Picquart.