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ESTERHAZY
prouver désormais tout ce que j’avance, pièces en main.

Tu te trompes complètement sur ma nature et mon caractère ; je vaux certainement, au point de vue général, infiniment moins que le dernier de tes amis, mais je suis un être d’une tout autre espèce qu’eux ; c’est du reste là-dessus qu’on se trompe généralement sur mon compte ; mais, à l’heure présente, exaspéré, aigri, furieux, dans une situation absolument atroce, je suis capable de grandes choses si j’en trouvais l’occasion, ou de crimes si cela pouvait me venger.

Je ne ferais pas de mal à un petit chien, mais je ferais tuer cent mille Français avec plaisir. Aussi, tous les petits potins de perruquier en goguette me mettent-ils dans une rage noire ; et si je pouvais, ce qui est beaucoup plus difficile qu’on ne croit, je serais chez le Mahdi dans quinze jours.

Ah ! les on-dit que, avec le on anonyme et lâche, et les hommes immondes qui vont d’une femme à une autre colporter leurs ragots de lupanar et que chacun écoute, comme tout cela ferait triste figure dans un rouge soleil de bataille, dans Paris pris d’assaut et livré au pillage de cent mille soldats ivres !

Voilà une fête que je rêve.

Ainsi soit-il !

On chercherait en vain, dans la littérature, pourtant riche, des gallophobes, dans le Misogallo d’Alfieri ou chez Menzel, le « mangeur de Français », une plus furibonde invective ; aucune plume, ni allemande ni italienne, n’a craché pareil jet de haine. Et ce n’est ni un accès passager de rhétorique ni un coup subit de folie. Ces « lettres à Mme de Boulancy », il les parle depuis plusieurs mois à quiconque, militaire ou civil, veut l’entendre[1]. Plus d’une fois, des camarades, d’abord

  1. Cass., I, 713, Grenier : « Esterhazy causait incessamment ses lettres à Mme de Boulancy ; je veux dire par là qu’il tenait