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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


amusés de ses grandes phrases, puis indignés, lui ont imposé silence. Comme il s’obstinait à développer d’insultantes comparaisons entre les officiers français, presque tous roturiers, et les officiers allemands qui, eux, du moins, « ont du sang bleu dans les veines », le plus ancien capitaine fut délégué pour le provoquer en duel. Il s’excusa piteusement[1]. On le soupçonna dès lors d’espionnage et, dans la huitaine, il quitta le régiment pour s’embusquer, selon son habitude, dans les bureaux[2]. Il déclare ailleurs qu’il écrivait à son amie « comme pensant avec lui-même[3] ». Et c’est bien ainsi qu’il lui écrit, à elle et à d’autres, jetant sur le papier les idées, les mots qui bourdonnent dans sa tête, les images, désordonnées ou atroces, qui l’obsèdent, au galop de sa plume débridée, et d’une telle fougue qu’il se livre lui-même et se montre à nu.

Ainsi se détache cette noire figure sur la banale turpitude des soudards vulgaires. S’il médisait seulement des chefs, Esterhazy ne se distinguerait pas encore de beaucoup de mécontents ; de tout temps, la colère est montée vite, en gros mots, à la bouche des militaires. Mais sa rage, sa haine ont une autre envergure. De toutes ses forces et du plus profond de son être, il déteste l’armée dont il porte l’uniforme, la patrie où il

    des propos injurieux pour la France et l’armée. » — Dans la lettre d’un officier, du 6 janvier 1898 : « Ce qu’Esterhazy a écrit à Mme de Boulancy, je le lui ai entendu exprimer de vive voix, en Tunisie, en 1882, et il fut même vivement pris à partie par des camarades. »

  1. Il fit d’abord le bravache : « J’appellerai tous ces messieurs sur le pré. » Le capitaine lui dit alors qu’il était à ses ordres. Comme c’était l’officier qui avait fait assaut avec lui à Paris et dont il savait la supériorité, il réfléchit un instant, puis s’excusa.
  2. Notes d’un ancien officier du 135e.
  3. Dép. à Londres (Éd. de Bruxelles), 127.