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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


dit vrai, il ne se parjure pas, il ne se réfugie pas dans l’équivoque.

L’accusation, qui va être portée contre lui, si elle était exacte, le grandirait-elle ? Le problème ne lui échappe pas. Mais il est incapable de mentir, même pour embellir son personnage dans la légende. Son cas est simple, humain. Il ne chevauche le cheval ni d’un héros de la Table-Ronde ni du héros de la Manche. Il a sous les yeux l’exemple terrifiant de Dreyfus ; il cherche à éviter pour lui-même un pareil destin.

Leblois fut très intéressé : à la fois inquiet pour son ami et profondément ému par l’inattendue et dramatique révélation[1].

Il avait été magistrat et s’entendait à débrouiller les affaires confuses ; et il était le fils de ce pasteur alsacien qui prononça, au Temple-Neuf, le fameux sermon contre l’Intolérance[2]. « La lumière de Dieu, dit l’Évangile, éclaire tout homme qui vient au monde[3]. » Dreyfus est victime des haines religieuses !

D’un regard qui allait très avant dans l’avenir, Leblois vit que le sort de Picquart, celui de Dreyfus, sont désormais liés, indissolublement, l’un à l’autre. Pour avoir voulu sauver Dreyfus, Picquart s’est perdu ; dès lors, Picquart ne peut plus être sauvé que par Dreyfus ; donc, il faut, d’abord, faire éclater l’innocence du Juif, car cette innocence est la justification de Picquart. L’humanité le commande, et le souci de la justice, non moins, plus haut, que l’intérêt bien entendu.

Picquart hésita longtemps devant l’audace très sen-

  1. Procès Zola, I, 92 ; Instr. Fabre, 196, Leblois : « J’avais cru Dreyfus coupable. »
  2. Discours prononcé le 5 août 1860.
  3. Jean, I, 9.