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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


leurs, sa femme lui écrit régulièrement qu’on s’occupe de lui. — Quoi ! vous ne voyez pas la différence entre ces formules vagues, banales, ressassées depuis trois ans, et une lettre nette, précise, qui nomme Scheurer ! — Je ne transmettrai pas votre lettre. Si Scheurer, qui est vice-président du Sénat, écrit lui-même, je saisirai le Conseil des ministres, qui décidera[1], » J’essaye de lui faire comprendre l’étendue de sa responsabilité si Dreyfus meurt avant que Scheurer ait pu agir, avant de recevoir cette assurance, au moins, que sa mémoire sera réhabilitée. Et tout ce qu’on peut dire à un homme, je le lui dis. Mais Lebon s’obstine. Au surplus, il ne croit pas à l’innocence de Dreyfus ; il a lu, sans émotion, ses lettres, toujours les mêmes ; à sa place, il serait mort depuis longtemps. Sans doute, son métier de geôlier le dégoûte ; mais sa charge lui en fait un devoir. Et, tout à coup, comme pour m’apitoyer sur son propre sort : « Songez que, l’année dernière, quand on a fait courir le bruit de son évasion, j’ai dû le faire mettre aux fers pendant un mois, et, cependant, la nouvelle était fausse ! »

Ainsi me fut révélée par Lebon lui-même l’horrible torture dont Dreyfus s’était tu dans ses lettres.

Je m’indignai : « Quoi ! parce que la Libre Parole a annoncé une fausse nouvelle, vous avez infligé à ce malheureux un pareil supplice, sans autre raison que celle-là ! »

Mais toutes mes paroles furent vaines et Lebon, quand je me retirai, se plaignait encore : « Ah ! quel métier ! »

Je rendis compte, le jour même[2], à Scheurer, de

  1. Lebon a, lui-même, confirmé son refus de transmettre ma lettre, et sa déclaration au sujet d’une lettre éventuelle de Scheurer à Dreyfus. (Lettre au Temps, 24 mai 1901.)
  2. Lettre du 15 septembre 1897. (Cette lettre a été souvent publiée ; elle a été reproduite dans la plaquette : Lettres de Scheurer-Kestner et de Leblois, 11 à 13.)