quelques mois, avait raconté à Monod[1] ses propres angoisses au sujet de la déplorable affaire : En 1894, il a vainement supplié Mercier de ne pas s’y engager ; son collègue a employé des moyens abominables pour faire condamner le Juif ; « la culpabilité de Dreyfus n’est peut-être qu’un roman » ; cette histoire « restera le malheur de sa vie »[2]. Maintenant, Monod poussait Ranc à commencer une campagne de presse, et Bernard Lazare eût voulu publier sa collection d’expertises. Il y avait joint un nouveau mémoire où, ramassant les faits connus, il dénonçait la comédie des antisémites qui, de Dreyfus innocent, ont fait le Traître par excellence ; dix autres espions, officiers et soldats, « n’ont pas offensé la conscience nationale », parce qu’ils n’étaient pas Juifs.
Scheurer me pria d’empêcher cette publication : d’une part, certaines expertises, qui concluent à une forgerie, lui semblent fâcheuses ; d’autre part, il ne veut pas avoir l’air d’être à la remorque des Dreyfus. En effet, « l’affaire ne doit pas devenir juive »[3] ; ce serait une lourde faute ; sauf avec moi, il ne veut avoir de rapports avec aucun Juif. Et, certes, il n’est pas suspect d’indulgence pour l’antisémitisme ; « c’est la honte du xixe siècle ». Mais il faut être sage et prudent.
Je comprends, m’écrit-il, l’impatience de Monod ; car il est, comme moi, comme vous, un homme dont la conscience parle impérieusement ; mais il faut qu’il attende