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LA COLLUSION


coupable, ne croit pas qu’Esterhazy soit innocent ; Boisdeffre en sait davantage. Ces principaux personnages de la tragi-comédie qui va se jouer diffèrent, entre eux, autant par les responsabilités encourues que par le caractère ou le physique. Il va falloir, pour chacun d’eux, tirer sur une autre ficelle.

Henry les connaît tous, non pas comme un psychologue de salon ou d’académie, mais à la façon, plus sûre, d’un marchand de bœufs ou d’un maquignon de foire. Il a mesuré, chez chacun, les limites de l’intelligence, celles de l’honnêteté, de la candeur ou de la sottise, pesé le courage et l’énergie, la vanité et l’orgueil. Sous l’homme extérieur, solennel ou familier, sec ou souple, brodé, décoré et chamarré, c’est l’homme intérieur qui l’intéresse, « l’homme invisible »[1]. Il le cherche, le trouve et l’exploite.

Ainsi, pendant près de deux ans, il a trompé Picquart. Plus facilement encore, il joue des autres, parce qu’il vise toujours à leur faible. La terreur de ce superbe Boisdeffre est d’une éclaboussure sur sa gloire d’apparat ; il est prêt à tout pour y échapper : Henry lui demande seulement de le laisser faire. Gonse est timide : Henry le bouscule, lui fait honte de ses derniers scrupules comme d’une lâcheté. Du Paty, d’apparence insolente et rogue, est le plus crédule des hommes, très inflammable. Henry ne propose pas à Lauth, correct et gourmé, les mêmes besognes qu’à Gribelin. S’il ne cherche pas à approcher Billot[2], — car ces deux paysans madrés eussent vite fait de se reconnaître, — il sait que Boisdeffre répond du ministre, et pourquoi.

  1. Taine, Littér. angl., I, 9.
  2. Cass., I, 551, Billot : « Je n’ai pas vu Henry plus de deux ou trois fois. »