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APPENDICE
au lendemain de votre inculpation, j’ai eu le sentiment que vous n’aviez point commis le crime abominable dont vous étiez accusé, que vous étiez la victime d’une effroyable erreur judiciaire. Un crime sans mobile me paraissait une impossibilité matérielle. Le fait d’un officier français, jeune, ardent, ambitieux, assuré d’un brillant avenir, et trahissant pour le plaisir de trahir, me semblait une impossibilité morale. Votre attitude au jour de l’horrible cérémonie de la dégradation, votre volonté évidente d’être soldat jusqu’au bout achevèrent de me convaincre.

L’hiver dernier, un écrivain de grand talent et de grand cœur, M. Bernard Lazare, eut, le premier, le courage d’affirmer votre innocence dans une brochure signée de son nom. Cependant, comme il n’avait pu réunir encore que des preuves simplement négatives, le succès ne répondit pas, du moins immédiatement, à ses espérances, à celles des vôtres, à celles de vos amis inconnus. Nous dûmes recommencer à nous taire, à attendre. Vous étiez le cauchemar de nos nuits. Le silence nous pesait durement. Puis, la pensée de l’iniquité à réparer, de vos souffrances, de la douleur si touchante des vôtres, nous stimulait, et nous nous remettions à l’œuvre. Depuis quelques mois surtout, nous avons fait d’importants prosélytes, officiers, écrivains, savants, historiens, politiques, dont vous saurez plus tard les noms. M. Bernard Lazare n’a pas cessé de travailler, avec une invincible obstination, à propager sa conviction et à réunir de nouvelles preuves.

Le 13 juillet dernier, la lumière définitive se fit dans le cerveau d’un homme qui, par sa situation politique, par sa haute valeur morale, par son origine alsacienne, semble prédestiné à être enfin l’avocat victorieux de votre juste cause. Je suis autorisé par lui-même à vous le nommer, et c’est d’accord avec lui que je vous écris. C’est M. Scheurer-Kestner, ancien député de la Haute Alsace et de la Seine à l’Assemblée nationale, sénateur inamovible, premier vice-président du Sénat, l’un des plus dévoués amis de Gambetta. Je n’ai pas à vous dire comment il acquit la certitude de votre innocence. Je dois me contenter de vous dire que, le 14 juillet, il faisait part de sa conviction à ses collègues du Bureau du Sénat et qu’il demanda ensuite à ses amis de crier urbi et orbi que lui, M. Scheurer-Kestner, est convaincu que vous êtes la victime d’une erreur judiciaire. M. Scheurer-Kestner me pria d’aviser Mme Dreyfus afin qu’elle vous donnât aussitôt cette grande et heureuse nouvelle. Ai-je besoin de vous dire la joie de cette admirable femme ? Elle vous a écrit par le premier courrier, mais sa lettre vous est-elle parvenue ? Vous est-elle parvenue intégralement ?

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