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LE SYNDICAT


un cri du cœur, nulle tempête sous ce front, rien que de la haine.

Les journaux répandirent à des millions d’exemplaires ces propos qui plurent beaucoup. Il n’y a de soldatesque, chez Esterhazy, que le langage. Il parut à la foule celui d’un vrai soldat injustement accusé. Dreyfus n’a jamais trouvé de tels accents. L’origine exotique d’Esterhazy ne le desservit nullement ; son nom, sonore comme une fanfare, évoquait un pays romantique, les magnats légendaires qui allaient au combat comme à une fête, étincelants de pierreries, empanachés de plumes de héron ; et aussi les hussards, à la pelisse gris d’argent, dont les chevauchées avaient illustré les dernières guerres de la Monarchie. Sa noblesse (prétendue) lui fut également comptée : elle rendait sa situation plus tragique. Au contraire du juif alsacien, le gentilhomme hongrois n’est pas plutôt accusé qu’il est innocent.

Surtout, l’épisode de la dame voilée enchanta le public. On la reconnaissait pour l’avoir vue cent fois dans les romans et les mélodrames. Ce devint un jeu de chercher qui c’était. Les nouvellistes chuchotèrent des noms, la femme d’un diplomate, Mme de Boisdeffre, une belle juive, maîtresse de Picquart, qui lui tenait l’étrier quand il montait à cheval, qu’il avait délaissée et qui s’était vengée[1].

À peine si quelques honnêtes gens haussèrent les épaules. Ils parurent hardis. Pourtant ils n’attribuaient

  1. Libre Parole des 25 et 26 novembre 1897 : Intransigeant des 20 et 24 ; Matin du 20 ; Soir des 26, 27 ; Débats du 26, etc. L’Intransigeant dit qu’il s’agit d’une Mme M… : Esterhazy l’avait désignée très clairement à un rédacteur du Soir (19 novembre). — Une aventurière, Mme Jouffroy d’Abbans, essaya de se faire passer pour la dame voilée, puis s’en défendit. — Francis Charmes (Revue des Deux Mondes du 1er décembre) ne met pas en doute l’existence de la dame voilée.