Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1903, Tome 3.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
187
L’ACQUITTEMENT D’ESTERHAZY


supposer qu’un homme intelligent comme il l’est. — « retors », dit ailleurs Belhomme, — « n’ait pas remarqué qu’il donne lui-même à cette lettre une forme spéciale ? » Dès lors, « pour déguiser sa personnalité graphique, il aurait adopté une autre forme, soit deux s ordinaires, soit un s long et un s simple ».

Ainsi, l’idée préconçue, suggérée, que l’habitude constante des espions, surtout quand ils sont intelligents, c’est de déguiser leur écriture, voilà tout le raisonnement de Belhomme, Couard et Varinard. Puisque l’écriture du bordereau est celle d’Esterhazy, Esterhazy n’est pas l’auteur du bordereau. Ils révèlent ensuite quel a été le procédé du faussaire, qui, lui aussi, est « un homme intelligent », vu qu’il a « dissimulé sa personnalité graphique ». « Ayant entre les mains quelques spécimens d’une autre écriture qui ressemble à la sienne » — c’est le manuscrit d’Eupatoria. — « il note les différences de forme qui existent entre les deux écritures et il compose un alphabet où il a soin d’insérer les formes spéciales des lettres qu’il a remarquées dans l’écriture qu’il veut imiter, en éliminant celles qui lui sont personnelles ; il complète, en outre, cet alphabet par le tracé des lettres doubles et surtout des lettres liées. »

Pourtant, Couard, ni Varinard, ni Belhomme, n’expliquent pourquoi ce faussaire subtil a choisi une écriture qui ressemble à la sienne, — ni, surtout, pourquoi le véritable auteur de la trahison, ayant imité ou décalqué l’écriture d’Esterhazy dans la pensée manifeste, s’il est pris, de lui attribuer le bordereau, ne l’a pas dénoncé. Par un dernier reste de pudeur, ou par une abominable hypocrisie, ils ne nommèrent pas Dreyfus, feignant d’ignorer qu’un autre avait été condamné pour le crime dont ils disculpaient Esterhazy.