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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Billot et Boisdeffre capitulèrent aussitôt. Bien que les dangers de l’aventure, chaque fois qu’ils relisaient les menaçantes articulations de Zola, leur parussent plus redoutables, ils s’y précipitèrent. Leur politique au jour le jour consistait à échapper d’abord au péril le plus prochain. — Comment faire comprendre à de Mun, à Cavaignac, sans éveiller leurs soupçons, que la sagesse était de se taire ? — Boisdeffre déclara donc à Billot et Billot à Méline que c’en était fait de la discipline dans l’armée si Zola n’était pas déféré à la justice[1]. Ces Gribouilles empanachés, Boisdeffre surtout, parlèrent d’un ton d’autant plus impérieux et rogue qu’ils souhaitaient davantage ne pas être entendus.

Brisson, réélu de l’avant-veille à la présidence, ouvrit la séance, selon l’usage, par un discours. Deux craintes se disputaient ce grand dignitaire. Il avait peur pour son parti de ce réveil subit des passions d’un autre âge, de l’alliance ouvertement nouée entre l’Église et l’Armée, et de cette Ligue nouvelle qui éclatait à la fin du dix-neuvième siècle ; et peut-être sentait-il, comme on éprouve un naissant remords, que l’âme de la République n’était plus dans le gros du parti républicain, mais dans la petite, dans l’intime minorité qui réclamait justice pour l’homme de l’île du Diable. Mais il se disait aussi qu’il serait brisé à son tour, s’il risquait, ne fût-ce que d’une allusion, de rappeler la belle parole de Michelet : « Je définis la Révolution l’avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice[2]. » Ces mots de justice et de droit étaient devenus séditieux, entachés de juiverie.

  1. Je tiens ce récit d’un membre du cabinet Méline. — Billot, à Rennes (I, 175) dit qu’il « était moins disposé que jamais à accepter la lutte révolutionnaire proposée par Zola, mais que le Gouvernement en décida autrement. »
  2. Révolution, I, 17.