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LA CRISE MORALE


Rouanet, croyaient encore politique de ne pas se brouiller avec les démagogues, ils ajoutèrent : « Dreyfus appartient à la classe capitaliste, à la classe ennemie… L’affaire Dreyfus est devenue le champ clos de deux fractions rivales de la classe bourgeoise : les opportunistes et les cléricaux. Ils sont d’accord pour duper et mater la démocratie. Entre Reinach et de Mun, gardez votre liberté entière[1] ! »

Ranc, Lacroix, Clemenceau s’inscrivirent en faux contre un tel acte de faiblesse : « Erreur ! Mensonge ! L’affaire d’un seul est l’affaire de tous ! » Mais le peuple fut lent à les entendre.

On voudrait dire qu’un grand mouvement de pitié, de bonté, l’entraîna. Il n’en fut rien. Les groupements socialistes furent presque seuls à se mettre en mouvement, et ce qui les décida, ce fut l’argument pratique : l’intérêt. Il renversa, retourna l’argument d’indifférence, né de la haine des classes. Non seulement il importe au prolétariat de « décourager les violences et les illégalités des conseils de guerre avant qu’elles deviennent une sorte d’habitude acceptée de tous » ; mais il dépend du peuple que Dreyfus, ce bourgeois, ce soldat obstiné, devienne entre ses mains un instrument sûr pour frapper « les États-Majors rétrogrades », pour « précipiter le discrédit moral et la chute de la haute armée réactionnaire[2] ».

Si les socialistes, mais nullement tous les socialistes, nullement la majorité des travailleurs, entrèrent dans l’Affaire, ce fut dans ce dessein. Les chefs, qui les poussèrent dans la mêlée, orateurs et écrivains, furent toujours réduits à s’excuser d’être accessibles à la pitié :

  1. 19 janvier 1898 (dans tous les journaux).
  2. C’est ce que répétera sans cesse Jaurès. (Les Preuves, L’Intérêt socialiste, 11 et suiv.)