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LA CRISE MORALE


l’homme même, le loup maigre et sauvage, cherchant la proie. Parfois, des idées hardies traversaient sa prose meurtrière, comme des éclairs lumineux. Puis, il retombait à l’invective monotone, souvent atroce. D’ailleurs, inexact, superficiel, acceptant de toutes mains, sans examen, les anecdotes scandaleuses, les pires médisances, pourvu qu’elles servissent ses rancunes. Il se croyait un autre Saint-Just et n’était qu’un autre Rochefort. Rochefort cadet. Bien que pauvre, probe, désintéressé, plein de courage, toujours prêt à se battre, il fit si bien que tant de fureur parut suspecte. Cette rage chronique, systématique, sembla d’un provocateur. Il connut lui-même ce soupçon qui s’attachait à lui, le méprisa avec raison, s’en exaspéra davantage. Rien n’en doit rester. Il était absolument sincère. Mais il ne l’eût pas été qu’il n’eût pas écrit autrement, ni fait plus de tort à la cause qu’il croyait servir et pour laquelle il fût mort bravement, fièrement, en homme libre.

Ces violences de Gohier, d’autres encore, ne furent pas seulement exploitées par les adversaires de la Revision, comme une preuve que cette entreprise de justice n’était qu’une campagne contre l’armée ; elles rejetèrent aussi vers la réaction militaire des milliers d’ouvriers, imbus d’internationalisme, mais qui continuaient, quand passait le clairon, à chanter et à battre des mains[1].

Le vieux virus césarien se réveilla, et, très vite, une fois de plus, enfiévra, enflamma l’organisme.

Le paysan avait lu dans le Petit Journal[2] que les

  1. Victor Hugo, Les Châtiments.
  2. Trois hommes sont responsables de cette campagne : Marinoni, président du conseil d’administration du Petit Journal, et son principal collaborateur. Albert Ellissen, qui savaient