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LE SYNDICAT

Il fallait donc, de toute nécessité, déplacer la bataille, la porter sur un terrain où pussent s’unir les partis.

Il a existé (c’est l’évidence) des convictions préétablies : l’Armée, par discipline, par esprit de caste, parce qu’il faut suivre les chefs, parce qu’elle croit en eux ; l’Église, ses milices et ses fidèles, la vieille noblesse et la bourgeoisie cléricale, parce qu’il s’agit d’un juif ; et tout le troupeau qui s’est habitué à laisser agir, parler, penser pour lui les corps constitués, laïques, ecclésiastiques ou militaires. Examiner soi-même, contrôler, critiquer, c’est un effort, une peine ; et puis, cela est révolutionnaire, c’est faire le jeu du socialisme et de l’anarchie. Maintenant, le pli est pris, l’ordre règne, on n’a pas encore réfléchi « combien une injustice fait d’injustes[1] ». Mais toute cette grande démocratie, ouvriers et paysans, républicains et socialistes, qui sont indifférents aux choses de la religion ou qui ont la haine du parti prêtre, ce qui reste de la bourgeoisie libérale, tout cela fut entraîné par autre chose que la haine du juif ou l’intérêt de quelques généraux.

Ce peuple, jadis belliqueux, est devenu pacifique pour avoir connu la défaite ; et, par les lois qui ont créé le service militaire obligatoire et personnel, il l’est devenu davantage encore, parce que l’armée qui devra se battre, c’est lui-même. En même temps, durant ce quart de siècle de paix casquée (la paix-guerre, si je puis dire), les partis ont prêché à tous ces hommes qui ont porté l’uniforme et qui en ont gardé l’empreinte, un patriotisme excessif, intolérant, oppresseur de tout droit individuel, qui a durci les mœurs et affaibli la pitié. Ce peuple aime donc son armée comme il ne

  1. Notes (inédites) de Monod.