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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


l’avait jamais aimée ; elle lui donne l’orgueil de la force et lui garantit la paix. Qu’il la croie insultée, menacée, il oublie tout le reste, vote au drapeau.

Tout était difficile avant que se produisît la suggestion (le complot du Syndicat contre l’armée) ; dès qu’elle eût créé l’idée fixe (qui ramène tout à elle), tout devint facile.

Elle opéra, avec une promptitude qui surprit l’hypnotiseur lui-même, comme sur une hystérique dont la personnalité se dédouble dans le sommeil provoqué[1]. Chacun, pour l’ordinaire de la vie, conserve sa mentalité première, son indifférence ou ses passions politiques. Mais l’âme collective de la foule n’est point la moyenne de ces diverses mentalités : c’est autre chose, vraiment un être différent, nouveau.

De la réunion d’individus de bon sens et de bon cœur, on peut obtenir une assemblée délirante et féroce, comme, en chimie, de la réunion de deux gaz, on peut obtenir un liquide[2].

Cette âme inconsciente des foules, bien connue des psychologues[3], se caractérise essentiellement par une émotivité extraordinaire ; elle est accessible seulement aux idées qui revêtent une forme à la fois très exagérée et très simple, aux mots qu’elle prend pour des idées et dont le sens exact lui échappe, impulsive, mobile, respectueuse seulement de la force, par conséquent brutale, dédaigneuse de la bonté comme d’une faiblesse, incapable de toute critique et de toute

  1. Pierre Janet, Névroses et Idées fixes. I, 168, Histoire d’une Idée fixe, l’Idée du choléra.
  2. E. Ferri, Nouveaux Horizons, 351.
  3. Tarde, Les Foules criminelles : G. Lebon. Psychologie des Foules : Scipio Sighele, La Foule criminelle : Henry Fournial, La Psychologie des foules et les Responsabilités collectives, etc.