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LE JURY


avaient vu l’Invasion, par l’angoissante vision de nouvelles et plus terribles catastrophes :

Que voulez-vous que devienne cette armée au jour du danger, plus proche peut-être que vous ne le croyez ? Que voulez-vous que fassent ces malheureux soldats qui seront conduits au feu par des chefs qu’on a cherché à déconsidérer auprès d’eux ? C’est à la boucherie qu’on conduirait vos fils, messieurs les jurés ! Mais M. Zola aurait gagné une nouvelle bataille, il écrirait une nouvelle Débâcle, il porterait la langue française dans tout l’univers, dans une Europe dont la France aurait été rayée ce jour-là !

Ces jurés, je l’ai dit, étaient de petites gens, d’esprit simple et de culture moyenne, sur qui pesaient lourdement les charges militaires et fiscales, et qui s’y étaient résignés, moins pour venger un jour les défaites, dont le spectre les hantait, que pour en empêcher le retour. Ce gros et rouge mot de boucherie les fit frissonner dans leur chair et s’y grava.

Mais la suprême habileté de Pellieux fut de ne pas les laisser sur cette menace. Peut-être, à la réflexion, par quelque choc en retour, cette évocation trop brutale leur paraîtra un vulgaire procédé de rhétorique. Quoi ! s’ils ne condamnent pas Zola, c’est la guerre !

Pellieux, comme l’eût fait le plus subtil des avocats, ajouta :

Je ne serai pas démenti par mes camarades : la revision nous importe peu ; elle nous est indifférente. Nous aurions été heureux que le conseil de guerre de 1894 eût acquitté Dreyfus ; il aurait prouvé qu’il n’y avait pas de traître dans l’armée, et nous en portons le deuil. Mais ce que le conseil de guerre de 1898 n’a pas pu admettre, le gouffre qu’il n’a pas voulu franchir, c’est celui-là : il n’a pas voulu