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LE JURY


qu’aucun de ses contemporains pendant toute sa vie ».

Mais le personnage était tragique, les tempes battant la chamade sous son front chauve, les yeux creux et brûlés de fièvre. Il répondra à toutes les questions qu’il plaira à la Cour et aux jurés de lui adresser : « Quant à ces gens-là, — et, de sa main décharnée, il désignait Zola, — je ne leur réponds pas[1]. »

Les officiers l’applaudirent.

Le soir, Albert Clemenceau l’interrogea[2].

Il avait préparé[3] soixante questions, très précises, qui résumaient à peu près tout ce qu’on savait alors de la vie et de la trahison d’Esterhazy, et qui, par cette précision même, si le misérable n’avait pris le sage parti de ne répondre à aucune, lui eussent fatalement arraché un faux témoignage manifeste ou quelque aveu.

Clemenceau, d’une voix implacable, les lança, et, l’une après l’autre, après avoir sifflé dans l’air, elles se fixaient dans la peau de l’homme, cloué à la barre, tel un Saint-Sébastien du crime.

Ils étaient à deux pas, les yeux dans les yeux : Clemenceau, calme et dur, avec la pleine conscience de l’œuvre vengeresse qu’il accomplissait ; l’autre, en proie à toutes les fureurs, souffrant plus à les contenir que de la torture même qu’il subissait ; déchiré dans l’héréditaire orgueil, près de dix fois séculaire, qui avait survécu chez lui à toutes les déchéances, mais se tai-

  1. Procès Zola, II, 129, Esterhazy.
  2. Labori lui posa d’abord quatre questions sur l’écriture du bordereau, sur la lettre du capitaine Brault, sur les lettres de Mme de Boulancy, et sur les cambriolages dont il aurait été la victime. Esterhazy refusa de répondre.
  3. Sur ses notes personnelles et sur d’autres que je lui avais remises à cet effet ; il m’écrivit : « J’ai reçu votre lettre et vous vous en apercevrez à l’interrogatoire de demain. »