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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Au contraire, le parti pris s’exaspérait, et partout, parmi les esprits d’ordinaire les plus réfléchis comme chez les plus impulsifs ou les plus brutaux. Notamment, les libéraux, pris de peur, se répandirent en aigres doléances : « On dénonce le militarisme ; on parle de dangers qui n’existent pas, mais qu’on pourrait bien faire naître à force d’en parler. » Ils exigeaient donc « que le silence se fit », s’étonnant qu’une telle affaire, « sans qu’on sût pourquoi, continuât à absorber l’attention du pays », et ils gémissaient sur ces temps nouveaux « de critique à outrance, où l’on avait désappris à s’incliner docilement devant les simples raisons d’autorité[1] ».

L’un des témoins de Zola avait raconté qu’étant soldat, élève-brigadier, il avait été puni de quinze jours de prison pour avoir écrit que « les nations ne doivent pas être gouvernées par le canon, mais par l’intelligence[2] ». La mentalité de l’officier qui porta cette punition[3] s’était singulièrement généralisée. Ce n’était plus seulement la canaille de la basse presse et la soldatesque qui dénonçaient les « intellectuels » comme de mauvais citoyens, mais d’autres « intellectuels », leurs confrères des académies ou du haut enseignement, emportés par le commun vertige.

Quel cerveau mieux fait pour penser que celui de Brunetière[4] ? Or, nul ne mena avec plus d’âpreté la

  1. Francis Charmes, dans la Revue des deux Mondes (1er février, 1er mars 1898, etc.). — De même, dans le Journal des Débats : « L’agitation, imprudente hier, serait coupable demain. » (26 février.)
  2. Procès Zola, I, 235, La Batut.
  3. La Batut avait dit, à tort, que c’était Du Paty ; il convint de son erreur. (Procès Zola, I, 251.)
  4. Je pense à cette phrase de Thiers : « Le catholicisme n’empêche de penser que ceux qui ne sont pas faits pour penser. »