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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


international, et de mettre en circulation des versions contradictoires du redoutable secret. Il n’y a pas de certitude égale à celle de l’homme qui détient un secret, surtout si c’est une sottise. Tous ceux à qui Boisdeffre avait conté ou fait conter l’histoire du bordereau annoté (Rochefort, Émile Ollivier, le colonel Stoffel) s’y étaient laissé prendre. À d’autres, on avait confié que Dreyfus avait travaillé avec Panizzardi ou avec Schmettau, que le bordereau avait été pris à Bruxelles, ou dans la valise diplomatique, ou dans le coffre-fort de l’ambassade d’Allemagne, pendant un incendie, par Esterhazy lui-même déguisé en pompier. Peu à peu, toutes ces histoires filtraient, se répandaient, aussi inconciliables entre elles qu’absurdes ; mais chacune conservait ses fidèles.

Esterhazy, entre autres mensonges qu’il avait colportés, non sans faire jurer le silence à ses confidents, avait imaginé (dès janvier, à la veille de son procès) de raconter que l’Allemagne n’était pour rien dans l’affaire. Il s’était contenté, d’abord, de révéler que le bordereau avait été pris, non pas à l’ambassade d’Allemagne, mais à celle de Russie ; il débita, un peu plus tard, avec son plus beau sérieux, un extraordinaire roman. Le tsar Alexandre III, avant de signer le traité d’alliance, avait voulu contrôler les informations du gouvernement français sur l’organisation militaire[1] ; Boisdeffre,

  1. Je tiens du comte de Munster que le Gouvernement russe, mais postérieurement à la première convention militaire de 1893, avait chargé Mohrenheim, l’ambassadeur, et le général Frédéricksz, attaché militaire, de vérifier certains renseignements. Frédéricksz s’adressa au deuxième bureau où, comme on l’a vu, les attachés militaires étaient reçus chaque semaine par Davignon et Sancy. (Voir t. Ier, 298.) Ceux-ci l’édifièrent, sans soupçonner ou sans faire semblant de soupçonner l’objet de ses questions. C’était Mohrenheim lui-même qui avait raconté l’anecdote à Munster.