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CAVAIGNAC MINISTRE

Le plus triste à dire, c’est que la plupart de ses collègues eurent l’air de lui donner raison, ou par leur silence, ou par leurs actes. Le poète Bouchor, chargé de composer un poème pour le centenaire de Michelet, s’était inspiré d’une image familière au grand historien ; il conviait les générations nouvelles « à rapprendre au monde que la France est le champion du Droit » ; Bourgeois lui demanda de supprimer ces strophes. Au Panthéon, dans une fête officielle, ces mots de justice et de droit auraient sonné séditieux. Bouchor refusa de faire cette injure à la mémoire de Michelet, remporta ses vers[1].

L’idée d’une opération violente, pour en finir, était tellement dans l’air, et la réalisation en semblait si proche que l’Église militante, qui en aurait eu tout l’avantage, voulut encore l’honneur d’en paraître l’initiatrice. Le 19 juillet, à la distribution des prix du collège d’Arcueil, que présidait le général Jamont, tout le discours du père Didon fut une invocation au sabre : « Lorsque je parle de la nécessité pour une nation d’être munie de la force, j’entends parler directement de la force matérielle, de celle qui ne raisonne pas, mais qui s’impose, de celle dont l’armée est la plus puissante expression, de celle enfin dont on peut dire ce qu’on a dit du canon, qu’elle est la suprême raison des chefs d’État et des patries. » Et, comme si le moine eût pu craindre que son auditoire, le général en chef, s’y méprissent, il précisa, dans le vocabulaire du jour : « L’ennemi, c’est l’intellectualisme qui fait profession de dédaigner la force, le civilisme qui veut subordonner le militaire. C’était contre eux qu’il fallait tourner la pointe de l’épée (puisque en effet les bûchers

  1. Lettre de Bouchor à Yves Guyot. (Siècle du 16 juillet 1898).