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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


par de savantes récusations[1] ? Ils n’avaient qu’à écouter ces insolents accusés, qui se vantaient de leur crime, ces témoins considérables qui leur en faisaient un mérite, et qu’à regarder ces magistrats qui appartenaient déjà à ces témoins et à ces accusés. Au dehors, en l’honneur de Marchand et de sa petite escorte qui venait de débarquer à Toulon et s’acheminait vers Paris, un vent de folie embrasait l’air. Il était légitime de saluer sa valeureuse et malheureuse entreprise ; alors qu’on ne l’avait pas appuyée par la force et que lui-même, d’ailleurs, avait couru au Caire pour qu’on n’en fit rien, il y avait quelque chose de byzantin, quelque chose qui sentait la décadence, à recevoir ce voyageur comme Scipion l’Africain, après la défaite de Carthage, ne le fut pas à Rome. Or, c’était cet humiliant spectacle que donnait la rue. Encore une fois le patriotisme, mais un patriotisme de vaincus, tomba au piège des entrepreneurs de dictature. Pour Marchand lui-même, au-devant de qui l’éternel chercheur de Césars, Thiébaud, était allé jusqu’à Port-Saïd, il hésitait encore devant la politique, mais s’habituait déjà à se considérer comme un héros et à en faire les gestes, à prendre Fachoda pour une victoire[2]. C’est ainsi qu’il tint, à Toulon, un fort mauvais langage : que, « sans l’Affaire, la France aurait pu faire à l’Angleterre la réponse énergique et fière que dix siècles d’histoire lui avaient enseignée », et que, « des paix comme celle-là, il n’en faudrait pas deux par siècle ». Nécessairement, l’impudente

  1. Pelletan, dans le Matin du 3 juin 1899.
  2. Massard, directeur de la Patrie, lui remit une épée d’honneur à la réception qui eut lieu au ministère de la Marine : « Que le nom de Fachoda n’attriste pas trop le commandant ; c’est celui d’une victoire de la civilisation et de l’énergie française. »