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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

C’était cependant une question, même parmi les promoteurs de la Revision, s’il était nécessaire que Mercier fût poursuivi ; ils étaient fort divisés à cet égard. Scheurer, comme on l’a vu[1], pensait que la réparation de l’erreur judiciaire suffisait, qu’une telle victoire, de la Vérité et du Droit, était assez belle ; et Cornély avait trouvé à ce système de la grâce préalable une formule familière qui fit fortune : « La meilleure de toutes les politiques, c’est la politique de l’éponge[2]. » Mais la grande majorité des défenseurs de Dreyfus y répugnait, voyait dans ce hâtif effacement, qu’il fût offert « au nom de Celui qui a pardonné » ou qu’il fût proposé dans la pensée plus pratique de clore l’Affaire au plus vite, une défaillance et presque une trahison. C’était le sentiment (alors très vif) de Jaurès, celui de Clemenceau, d’Yves Guyot et de Trarieux. Ce grand mouvement, qui les emportait depuis près de deux années, une telle exaltation de justice, les avait comme projetés hors d’eux-mêmes. Les plus réalistes d’entre eux n’auraient pas reconnu les hommes qu’ils avaient été auparavant. Ils étaient devenus intransigeants sur le Droit, et ni les phrases éloquentes ou cruelles ne leur manquaient, ni des arguments plus solides que des invectives : la nécessité d’un exemple éclatant pour empêcher le retour d’une pareille aventure, l’antique doctrine de Platon « qu’il faut qu’aucun crime ne reste impuni[3] », et l’affirmation de Montesquieu que « l’impunité des crimes est la cause de tous les relâchements[4] » ; surtout cette interrogation, bien faite pour troubler les

  1. Voir p. 52.
  2. Figaro du 23 mai 1899.
  3. Lois, livre VI.
  4. Esprit des lois, livre VI, chap. xii.