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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Le trait caractéristique de cette procédure de deux mois fut un renversement des rôles qui est peut-être sans précédents. D’une part, deux accusés qui mettaient une véritable rage à se charger, protestaient qu’ils n’étaient pas coupables d’un simple délit, mais d’un crime, qu’ils avaient bien voulu soulever l’armée et le peuple, « proposer une révolte à un général[1] », ce qui les rendait justiciables de la Haute-Cour et passibles de la déportation[2] ; de l’autre, ce juge Pasques (avec le procureur Feuilloley) qui s’ingéniait à convaincre ses prisonniers qu’ils n’avaient pas cherché à

  1. Dès qu’il connut les termes de la lettre du procureur général, Déroulède écrivit à Dupuy : « Je n’ai pas été arrêté par le poste de garde pour avoir refusé de sortir de la caserne ; j’ai été arrêté pour avoir harangué les troupes, dans la cour, après avoir tenté de les entraîner avec moi, place de la Nation. Toute autre version des faits est un mensonge. J’en ignore le but, bon ou mauvais, mais je suis résolu à ne m’abriter derrière aucune équivoque… Mon seul regret est de n’avoir pu soulever l’armée et le peuple contre les parlementaires. » (Instr. Pasques, 25.) Même déclaration au juge (27, 30, etc.).
  2. Notes des avocats (Falateuf, Reuiller, Bertrou) : « Si le journaliste et le tribun se transforment en hommes d’action, s’ils prennent la tête d’une colonne d’insurgés et l’entraînent à l’assaut des pouvoirs publics, la loi sur la presse cède le pas au Code pénal. Il ne s’agit plus, dès lors, de provocation à des crimes ou délits, mais d’attentat ou de tentative d’attentat contre la sûreté intérieure de l’État… Il est des cas où des paroles sont des actes ; en d’autres termes, la loi de 1881 n’a ni remplacé ni modifié les articles 87 et suivants du Code pénal… C’est ce plan mûrement concerté, longuement préparé, qu’ils ont voulu réaliser, et dont le succès n’a manqué que par des circonstances extrinsèques et indépendantes de leur volonté… Dénier ou discuter la nature et la portée réelle de leur tentative, c’est lutter contre l’évidence. » (Les mots en italique sont soulignés par les auteurs de la note.) Même système dans le mémoire à la Chambre des mises en accusation. (Instr. Pasques, 94 et 110.) Lors du procès devant la Haute-Cour, le procureur général invoqua exactement les mêmes articles du Code pénal. (Réquisitoires du 18 septembre et du 24 octobre 1899.)