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LE RETOUR DE L’ÎLE DU DIABLE


s’arrêta de nouveau dans le noir, sous le déluge.

Vers deux heures du matin, la mer étant moins mauvaise, il fut invité à redescendre dans la baleinière qui le conduisit à terre, une côte escarpée, sauvage, où couraient quelques lanternes et retentissaient des commandements. Les soldats qui occupaient le quai, les quelques habitants de Port-Haliguen qui avaient tenu bon sous la tempête pour assister à cette scène tragique, l’aperçurent, à la lueur d’un falot, qui essayait de se redresser, mais qui, accablé de fatigue, souffrant de sa récente blessure et d’une douleur morale, cent fois pire, qu’il ne parvenait pas à dissimuler, gravissait lentement la pente de la Cale. Il se savait en France, mais où ? Il ne le demanda pas, parce que sa voix l’eût trahi, eût éclaté en sanglots ; aucune parole ne fut échangée. Viguié le conduisit à une calèche, l’y fit monter avec trois gendarmes, et la voiture partit aussitôt, entre deux haies de soldats, pour la gare de Quiberon où il fut poussé dans un train spécial. Toujours pas un mot. Comme le jour naissait, le train s’arrêta en rase campagne à un passage à niveau, à trois kilomètres d’un obscur faubourg, encore endormi. Le préfet y était venu « en personne, » avec une escouade de gendarmes[1]. Une nouvelle voiture le mena enfin au grand trot à une ville inconnue, pénétra dans une cour. Quelques curieux aux aguets le virent descendre, mais sans se livrer à aucune manifestation. — Des étudiants avaient passé une partie de la nuit, dans une taverne voisine du logement de Mme Dreyfus, à chanter, « à plein gosier », des refrains de mort contre les juifs[2]. — Il aperçut des soldats, des gardiens de pri-

  1. Rapport au ministre de l’Intérieur.
  2. « Non loin de la maison de Mme Godard, des étudiants antisémites sont réunis dans une taverne enfumée et chantent,