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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


banes) qu’il serait allé volontiers le voir à Londres, mais sa présence à Paris était indispensable, et qu’il le conjurait de lui envoyer « un mémoire précis, appuyé sur des pièces » : « Qu’il ait confiance, qu’il nous livre tout ; j’agirai en galant homme, dans le seul intérêt de la vérité[1]… » Il entreprit ainsi d’instruire à lui tout seul contre Dreyfus et se considérait comme une espèce de procureur général in partibus de l’Affaire.

Une première mystification qu’un enfant aurait éventée ne l’avait pas guéri de son grand dessein de porter aux juges de Rennes un dossier qui, « avec l’aide de Dieu », assurerait la victoire. Il acceptait, sans l’ombre de critique, les plus sottes histoires qu’on lui racontait et qui avaient déjà traîné, pour la plupart, dans la presse, et en tirait gravement des conclusions extravagantes, auxquelles il donnait, par habitude, une tournure juridique. Ainsi un juif aurait dit : « Dreyfus reviendra ou la France en crèvera… » ; « les juifs de Roumanie et de Turquie ont été lourdement taxés pour subvenir aux frais du Syndicat » ; « ceux des États-Unis ont illuminé en apprenant l’arrêt de revision » ; Dreyfus a été dépensier, endetté « de 15.000 francs », « bien qu’il reçut assez souvent des fonds de Francfort », et, « visiblement », l’amant d’une femme élégante et « coûteuse ». Pour les révélations plus neuves qu’il avait recueillies, c’était que la Russie, après avoir employé Dreyfus pendant plusieurs années, l’avait dénoncé à Boisdeffre[2] ; qu’un aide de camp de l’empereur Guil-

  1. Lettre du 2 juillet 1899 à Cabanes : « L’homme qui vous écrit (Esterhazy) ne peut douter ni de mon impartialité ni de ma largeur de vues, puisque je suis le seul être au monde qui l’ait défendu sans l’avoir jamais vu. »
  2. Le général Frédéricksz démentit formellement qu’il eût, « directement ou indirectement », dénoncé Dreyfus. (Note Havas du 6 août 1899. — Voir t. III, 564.)